Voyager, c’est plonger dans un inconnu parfois rocambolesque, parfois bouleversant de beauté. Quatre de nos chroniqueurs font le récit de voyages aux souvenirs impérissables. En premier lieu, Marc Cassivi.

Nous étions jeunes et sans le sou. J’avais accumulé une dette étudiante de près de 20 000 $. Mon ami Alexandre n’avait pas une situation financière plus enviable. Dans le cadre de notre programme de deuxième cycle en journalisme international, nous avions été invités par les Affaires étrangères américaines à nous rendre à Washington pour des visites guidées du département d’État, du Pentagone et du Washington Post.

Nous avions, à l’occasion de cette visite subventionnée par le gouvernement américain, été logés dans un hôtel quatre étoiles de Georgetown, l’un des quartiers les plus cossus de la capitale. L’opulence de cet hôtel luxueux contrastait violemment avec la résidence étudiante où nous avions vécu les mois précédents, en banlieue de Lille, à Wattignies, réputée parmi les plus « chaudes » du nord de la France.

Nous avions troqué notre lit simple dans une pièce en béton exiguë avec vue sur un supermarché — toilettes et douches à l’étage — pour une chambre aux tentures mordorées, fauteuils capitonnés et lits queen bien moelleux.

Nous étions des rois ! Mais de pauvres rois, sans les moyens de nos ambitions.

Pour tout dire, nous n’avions pas assez d’argent pour nous payer autre chose que des trios Taco Bell et du pain aux raisins pour le déjeuner. À la suggestion d’Alex, nous avons d’ailleurs grillé le pain au fer à repasser. Je ne le vous recommande pas : ça laisse des grumeaux calcinés sur le fer qui sont quasi impossibles à déloger…

Nous étions sans le sou, mais nous avions néanmoins des idées de grandeur. Aussi avions-nous projeté de nous rendre, après Washington, en Louisiane, où Alex avait des amies en stage d’enseignement ainsi qu’un projet de reportage pour le quotidien Vent d’Est. Alexandre est né à Montréal et a grandi en Gaspésie. Je suis né à Gaspé et ai grandi à Montréal. Nous étions faits pour nous entendre et vendre des articles en Acadie.

De Washington, nous avons pris un autocar Greyhound vers Lafayette. Je me souviens d’avoir été coincé à l’arrière de cet autocar bringuebalant, contraint de respirer les émanations nauséabondes des toilettes, assis à côté d’un jeune Afro-Américain de la taille d’un réfrigérateur, une chaîne stéréo surdimensionnée sur les genoux.

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« Si ma mémoire est bonne, nous sommes restés assis pendant les quelque 50 heures d’un trajet quasi ininterrompu, sinon par des arrêts dans les gares et une sieste à même le sol de celle de New York, en attente d’une correspondance », écrit Marc Cassivi.

J’ai repensé à ce jeune homme 10 ans plus tard. Alexandre, devenu entre-temps correspondant de La Presse à Washington (où son fils aîné est né, trois jours avant le mien, il y a 16 ans aujourd’hui même), m’a convaincu de le rejoindre à Chicago, le 4 novembre 2008, pour assister au sacre de Barack Obama à Grant Park. Il y avait deux lits dans sa chambre, et deux accréditations pour accéder à la salle de presse.

Je me suis demandé, au retour en avion de ce séjour de moins de 24 heures, décidé le matin même, ce que ce jeune homme de l’autocar aurait répondu si je lui avais dit qu’un Noir deviendrait une décennie plus tard le président des États-Unis.

En Louisiane, nous avons « laissé les bons temps rouler ». Entre les plats de gumbo aux écrevisses et de jambalaya aux crevettes, les spectacles de musique zydeco et la visite d’une plantation (la magnifique Oak Alley), j’ai accompagné Alexandre dans son reportage sur la renaissance du français chez des Cadiens (devenus « Cajuns » avec la prononciation américaine). Il s’intéressait aux efforts déployés dans la communauté francophone louisianaise pour que les Cadiens se réapproprient la langue de leurs ancêtres — les exilés acadiens du Grand Dérangement — afin d’en assurer la pérennité.

Nous avons rencontré chez lui le père de Zachary Richard, qui venait de fonder Action Cadienne, un organisme bénévole voué à la promotion de la langue française en Louisiane. Nous avons rencontré des hommes et des femmes qui n’ont appris qu’à l’âge adulte les rudiments de leur langue maternelle. Et nous avons rencontré Warren Perrin, un avocat excentrique, qui avait décidé de poursuivre la reine d’Angleterre afin d’obtenir des excuses pour la déportation des Acadiens. Nous en avons d’ailleurs tiré un texte qui a fait la une de La Presse. (Cinq ans plus tard, une proclamation royale a reconnu les souffrances subies par les Acadiens, sans pour autant offrir d’excuses officielles.)

Alerte au cliché : nous sommes repartis de la Louisiane plus riches qu’à notre arrivée, mais pas en espèces sonnantes et trébuchantes.

Après avoir payé notre billet de retour, nous n’avions même plus les moyens d’acheter un café. Heureusement, je ne bois pas de café !

Avant notre départ, plus que quelques billets verts en poche, nous avons acheté de quoi nous sustenter sur le chemin : c’est-à-dire du pain tranché (sans raisins) et du beurre d’arachides.

C’est, dans mon souvenir, tout ce que nous avons mangé en route vers Montréal. Rationnés de tartines de beurre de pinottes, nous salivions à l’idée d’un hamburger ou d’un sandwich au rosbif lorsque l’autocar faisait une escale près d’un Hardee’s ou d’un Arby’s. Comme nous n’avions pas les moyens d’un repas chaud, il était hors de question de s’arrêter pour la nuit dans un hôtel ou un motel, même le plus miteux. Les cartes de crédit étaient pleines. Il ne fallait pas en rajouter.

Si ma mémoire est bonne, nous sommes restés assis pendant les quelque 50 heures d’un trajet quasi ininterrompu, sinon par des arrêts dans les gares et une sieste à même le sol de celle de New York, en attente d’une correspondance. Deux jours à discuter, dormir, réfléchir et observer le va-et-vient des passagers, de Bâton-Rouge à Montréal (on ne s’est pas rendus jusqu’à Matane, n’en déplaise à Isabelle Boulay), qui embarquaient au Mississippi, en Alabama ou au Tennessee, et débarquaient en Virginie ou en Pennsylvanie. En imaginant des tranches de leur vie quotidienne, à travers les vitres sales d’un autocar.

Le souvenir de ce road trip aux États-Unis demeure vif, plus de 20 ans plus tard, même si le long trajet du retour reste plus nébuleux. On dit que les voyages forment la jeunesse. Mon vieux dos, en revanche, ne s’en est jamais remis.