Il ressemblait comme deux gouttes d'eau à Robert De Niro. Il transportait un sac à dos usé et parlait un anglais impeccable. Je l'avais mépris pour un touriste qui arrivait du Canada ou des États-Unis. Il s'appelait Jorge, il était colombien, et il avait un récit des plus poignant à raconter.

***Le transport en Colombie est simple et efficace. Aussitôt que vous mettez le pied dans le parking de la station d'autobus avec un sac sur l'épaule et la tête de quelqu'un qui cherche quelque chose, les rabatteurs se précipitent sur vous. Blitz !

«Donde va, señor ?

- Ven par aca !

- Conmigo, amigo !»

Ils ne sont pas là pour vous agresser, même si, pendant les premières secondes, les apparences sont trompeuses : c'est plutôt de la joie qu'ils expriment, ces bons hommes, comme si vous veniez de compter le but gagnant !

Parce qu'ils jouent dans la même équipe que vous et sont là uniquement pour vous amener à l'autobus, n'importe lequel, afin de le remplir au plus sacrant. On part quand le véhicule est plein. Faut que ça roule !

Et ça roule, croyez-moi... La fourgonnette grimpe la montagne comme s'il y avait le feu au sommet. La dernière fois que je suis allé aussi vite, c'était à bord d'un avion, sapristi.

Je sais, c'est un impératif économique.

Mais chaque coup, ça me rappelle une pancarte routière bouddhiste aperçue au Népal :

«Vaut mieux être en retard dans cette vie-ci qu'être en avance dans la prochaine !»

Brillant, hein ? Ce qui ne les empêche pas de conduire comme des fous... Quiconque a fait l'expérience de l'autobus au Népal peut en témoigner !

Et cette belle parenthèse m'amène à vous parler de DANGER. Avec un «fucking» de gros D majuscule.

Un lecteur, Éric, que je salue, m'a reproché d'avoir décrit Port of Spain, à Trinité, comme une ville somme toute assez paisible, lors d'une chronique précédente...

«C'est dangereux.»

D'accord, l'ami, je l'admets : j'ai omis de mentionner qu'il y avait là-bas une moyenne de 1,5 meurtre par jour et qu'il était périlleux de se promener dans certains quartiers... Comme j'ai omis de dire que les criminels en Colombie sont responsables de deux tiers de tous les kidnappings du monde et que, dans les seules villes de Cali et de Medellin, où nous irons plus tard, les bandits commettent six fois plus de meurtres par année* que dans tout le Canada ! Mais vous êtes intelligents, très chers lecteurs et lectrices, et vous n'ignorez pas qu'il existe tout plein de documents et de sites avec des statistiques, si vous avez besoin de ces renseignements.

Ici, dans cette chronique, on essaye juste d'avoir du fun et d'aimer le monde, inconditionnellement... Et on essaye de ne pas trop effrayer ma maman !

Alors, on continue ?

Le centre du village de Silvia grouille d'activité. Mardi, c'est jour de marché, et les autochtones des montagnes sont descendus au village pour vendre leur récolte. En majorité des Guambianos, en costume coloré, mais aussi des Paeces et des Emberas.

Comment on les distingue entre eux ?

Les Guambianos parlent le namtrik, une langue à quatre voyelles, et les Paeces parlent le nasayuwe, une langue à 16 voyelles. Alors que les Emberas, eux, se jasent ça en kitra, avec seulement trois voyelles... Dans leur langage, y'a pas le son «i» !

Fameux, hein ? Essayez de ne pas dire de i pendant 10 minutes... Ça doit être difficile en maudit !

C'est Jorge qui m'a appris tout ça.

Jorge travaille avec la guérilla... Son job d'instituteur est d'intégrer la culture locale à l'éducation nationale. Parce que la Constitution colombienne assure aux groupes ethniques la préservation de leurs spécificités culturelles, entre autres, par une éducation spécialisée.

«Une des victoires de la guérilla», m'a confié Jorge.

Mais un jour, malgré ses bonnes intentions, Jorge s'est fait enlever par l'ELN, un groupe de violents indépendantistes. Et pendant 20 jours, ils ont marché dans la jungle.

Son quotidien ? Jouer aux échecs et leur apprendre l'anglais.

Un soir, ils se sont fait attaquer par un avion militaire. Mais les guérilleros interceptaient les conversations radio et savaient où se placer pour ne pas recevoir la bombe sur la tête.

Jorge se croyait dans un cauchemar.

Il n'était pas le seul.

Un jeune rebelle, complètement paniqué, tirait sur le Mirage avec son pistolet...

Une nuit, ses captifs ont creusé un trou. Jorge croyait sa dernière heure arrivée. Mais c'était pour y mettre les déchets... L'enfer !

«Comment t'en es-tu sorti, Jorge ?»

Il a souri.

«Je suis colombien, Bruno. J'ai des amis dans la guérilla.»

Une fois les contacts établis, les guérilleros ont compris qu'ils avaient enlevé le mauvais gars. Ils l'ont amené sur la route et lui ont dit : « Désolé, l'ami, mais tu reviens nous visiter quand tu veux, tu sais...

- Et amène ta famille !»

Puis, il a pleuré, gagné par l'émotion.

Une question me tracassait...

«Mais, à quoi ils ressemblent, les guérilleros, Jorge ?

- À rien. À mon frère. À mon neveu... À moi, Bruno !»

Voilà.

Vous l'aurez appris ici, et en primeur : les guérilleros peuvent ressembler à Robert De Niro.

Faites gaffe.

***

Jusqu'au 27 avril, Bruno Blanchet sera coupé de tout en vue d'un long reportage. À sa demande, auriez-vous la gentillesse, amis lecteurs, de ne pas lui envoyer de courriels jusqu'à cette date, histoire que sa boîte de messages n'explose pas ? Merci.