Au sommet des montagnes Blanches, la nature est souvent hostile. Le vent peut atteindre des pointes de plus de 200 km/h. Pour satisfaire les randonneurs, un refuge de pierre a été érigé à 1463 m d'altitude, en 1888, dans le col qui sépare le mont Adams du mont Madison. Le succès du refuge Madison a été immédiat. Il y a aujourd'hui huit chalets gérés par l'Appalachian Mountain Club, des huts comme on les appelle dans le jargon. On peut en visiter une ou deux et faire une partie de la randonnée de 92 km qui les relie. Ou faire un long pèlerinage de neuf jours. C'est ce que nous avons fait.

Autour de la grande table de réfectoire, les plats passent de main en main à la vitesse grand V. La randonnée, ça creuse l'appétit. Boeuf braisé avec tomates et raisins secs, salade du jardin, farfalle nature, pois verts, pain maison au fromage et aux herbes... Entre deux bouchées, la conversation s'anime. Les anecdotes fusent. Les convives viennent de différents horizons, mais tous ont passé la journée à user leurs semelles sur les sentiers rocheux des montagnes Blanches.

John, pimpant septuagénaire du New Jersey, redécouvre les huts. Il y était passé avec son père, il y a plus de 60 ans; aujourd'hui, il y revient avec sa fille, son gendre et deux de ses petits-enfants. À un bout de la table, cinq gars de l'Ohio, la jeune trentaine, le rire facile; à l'autre, un chirurgien cardiaque, à la retraite depuis 10 jours, accompagné de sa femme, violoncelliste de concert.

Peu importe le gîte, l'ambiance conviviale, voire familiale, reste. Ici, la longueur du curriculum vitae n'importe pas. Après une journée en montagne, tous sont égaux: c'est-à-dire plus très frais. Certains ont fait des petites randos autour du gîte, d'autres suivent le mythique sentier des Appalaches (qui relie la Géorgie au Maine) depuis des jours. Mais tous font honneur également aux repas préparés par le personnel des gîtes (Da Croo, comme ils se surnomment eux-mêmes). À moins d'exception, le menu est le même pour tous. Et tous vont passer la nuit dans des lits superposées au milieu d'un dortoir de 4, 6, 8 ou 12 personnes.

Les chambres privées? Il n'y en a pas. Les gîtes se sont grandement modernisés depuis 1888 (notamment avec l'utilisation de panneaux solaires, d'éoliennes et de toilettes à compost). Mais ils ne sont pas devenus des hôtels tout confort pour autant.

L'Appalachian Mountain Club (AMC) fournit pour la nuit un lit une place, un oreiller et trois couvertures de laine par personne. On vend aussi des bouchons pour 1$, si votre voisin ronfle trop fort. Les gîtes disposent de l'eau courante, mais elle est froide.

Le luxe - et il est de taille - consiste à s'éveiller à l'aube dans des décors majestueux, loin du brouhaha de la ville, avec des kilomètres de sentiers à explorer juste au pas de la porte.

Le plaisir de loger dans un des huit gîtes de l'AMC doit aussi beaucoup aux Croo, ces jeunes au début de la vingtaine qui y passent l'été. Ils se chargent de la cuisine, du ménage, de l'animation, des ateliers naturalistes offerts chaque soir et du transport des denrées périssables. Deux fois par semaine, ils descendent en courant des sentiers rocailleux et pentus, le dos chargé de détritus. Ils remontent illico, toujours en courant, pour ravitailler le gîte. Des filles minces comme des fils se retrouvent à grimper dans des éboulis rocheux, avec plus de 25 kg de viande, d'oeufs ou de légumes sur leur dos, le tout fixé sur un vieux harnais de bois.

Ces accros de la rando sont une mine d'informations pour planifier une petite virée autour du gîte ou pour choisir le meilleur sentier pour accéder à la prochaine hut. Ils connaissent le terrain par coeur et les prévisions météo leur arrivent chaque matin, à l'aube, de la station d'observation météorologique du mont Washington.

Ils sont depuis plus de 100 ans l'âme et le coeur des gîtes des montagnes Blanches.