Roger Federer et Rafael Nadal sont maintenant ex æquo avec 20 titres de Grand Chelem chacun. Ce qui, plus que jamais, justifie la grande question : lequel des deux est le meilleur ? Un débat qui peut rapidement s’enflammer entre un pro-Roger et un pro-Rafa ! Discussion sur ce thème avec Laurent Binet, coauteur du Dictionnaire amoureux du tennis, qui paraîtra au Québec le 21 octobre.

Lors de votre couverture de Roland-Garros pour L’Équipe en 2016, vous avez écrit ceci : « En tennis, l’unité de mesure est le tournoi du grand chelem, et sa valeur ne bouge pas. Le meilleur, c’est celui qui en gagne le plus, toujours. » Tiendrez-vous le même discours si Nadal dépasse Federer l’an prochain après un 14e titre à Roland-Garros ?

(rires) Les règles ne peuvent pas changer en fonction de ce qui nous arrange. Mais vous avez lu les entrées sur Nadal et Federer, vous savez donc que je parie sur le fait qu’ils termineront à égalité, à 20, 21 ou 22. Federer peut très bien en gagner encore un ou deux. En 2017, personne n’aurait tablé sur le fait qu’il en gagnerait trois autres. Donc, tout est encore possible. Mais quand il y a match nul – et en ce moment, ils sont à 20-20 –, ensuite, la décimale, c’est les Masters [tournoi de fin d’année regroupant les huit meilleurs joueurs de la saison, celui qui donne le plus de points au classement, tournois de Grand Chelem mis à part]. Et là, c’est 6-0 pour Federer. Donc, on peut quand même légitimement considérer que Federer est encore devant Nadal !

Faisons une mise en situation. Vous croisez un fan de Nadal dans deux ans. Nadal, à ce moment, a deux grands chelems de plus, mais vous persistez à affirmer que Federer est le meilleur de tous les temps. Comment défendez-vous votre point ?

S’il le dépasse, il le dépasse, mais je ne suis pas sûr que ça va arriver. Toute série tend vers sa fin. Bon, évidemment, tous les ans, on dit ça ! Mais l’année prochaine, [Dominic] Thiem n’aura pas gagné l’US Open deux semaines avant. Celui qui peut battre Nadal, c’est lui. On demandait à Thiem d’enchaîner deux grands chelems à moins d’un mois d’intervalle sur deux surfaces différentes. Il était fatigué. Ce ne sera pas le cas l’année prochaine. Je ne suis pas du tout sûr que Nadal gagnera encore deux Roland-Garros d’affilée. C’est encore plus dur pour Federer parce qu’il est plus âgé, mais je pense que l’histoire lui rendra justice et le laissera à la place qui est la sienne. (rires)

Vous vous souvenez de Nicolas Almagro en 2008 ? En plein milieu d’un match où Nadal était en train de le lessiver, il avait crié : « Il va gagner Roland-Garros 40 années de suite » !

Oui, c’était bien vu ! Nadal est totalement monstrueux. Moi, je suis très admiratif de Federer, mais ça ne veut pas dire que je suis anti-Nadal. Simplement, c’est vrai que ce sont deux écoles de la vie, deux visions du monde un peu différentes. Federer, c’est un très beau tennis d’attaque. C’est compliqué, ces catégories, par contre, parce qu’on ne peut pas dire que Nadal, ce n’est que de la défense. Et Federer est un très, très beau défenseur aussi. Mais Nadal vous prend à la gorge, il vous étouffe même. Ce n’est plus du tout l’époque de [Guillermo] Vilas, où l’on attendait que l’autre fasse la faute.

Dans la partie consacrée à Federer, vous écrivez : « Gagner n’est rien, ou si peu. Peut-être Nadal ou Djokovic ou un autre, un jour… et cela n’a aucune importance. Je ne parle pas de victoires, je parle de jeu. » Est-ce que ça ne devient pas un peu injuste pour les autres de voir les choses ainsi ?

D’une certaine manière, quand j’ai écrit ça, c’est un peu de l’exorcisme préventif. Mais je sais bien que celui qui sera tout en haut des infographies et des listes sera celui qui aura le plus de grands chelems. De toute façon, Federer restera une icône. Ce qui est intéressant, c’est que je ne sais pas dans quelle mesure les fans de Federer ne sont pas plus inquiets que lui. Toute sa carrière, il l’aura faite vraiment comme le plus grand joueur de tous les temps et si, sur la ligne d’arrivée, il se fait dépasser par Nadal, à l’échelle d’une vie, ce n’est pas très grave. Lui aura vécu toute sa vie dans la peau du numéro 1, et Nadal, dans celle du numéro 2. C’est curieux, en fait.

Dans la partie sur Nadal, vous écrivez à son sujet : « Le meilleur des deux, peut-être, mais le meilleur tout court, c’est l’autre. »

Vous savez d’où ça vient ? C’est une réponse à la phrase de Martina Navratilova. Elle disait : « Federer est le meilleur joueur de tous les temps, mais Nadal est le meilleur des deux. » D’une certaine manière, ce n’est pas faux puisque dans les tête-à-tête, Nadal domine [24-16, bien que Federer ait gagné 6 des 7 derniers duels]. Mais bon, si on veut faire preuve de mauvaise foi, on peut jouer sur cette histoire de surface. Nadal n’a pas volé ses victoires sur terre battue, mais Federer est meilleur sur terre battue que Nadal sur herbe. Ce qui fait que Federer allait en finale sur terre battue pour perdre contre Nadal, alors qu’il y a eu moins de finales sur gazon entre les deux. Ensuite, c’est sans fin, on peut répondre : « Oui, d’accord, mais quand il y a eu des finales entre les deux sur gazon, Nadal en a gagné une, ce que Federer n’a jamais été capable de faire sur terre. »

Il me semble que depuis une dizaine d’années, depuis qu’il n’est plus seul au sommet, là où Federer se fait dévorer par Nadal et Djokovic, c’est mentalement, dans les moments-clés.

Quand il dominait tellement, il n’avait pas besoin de puiser dans ses ressources mentales. Il a eu moins à faire face à des matchs difficiles. Donc, oui, mentalement, il est moins fort que les deux autres. Mais pensons à ce qu’il a fait à Melbourne cette année [contre John Millman et Tennys Sandgren]. Il n’est pas aussi faible qu’on veut le croire. Mais il n’est pas aussi fort mentalement que les deux autres, ça, oui, c’est clair.

Qui sont les auteurs ?

PHOTO FOURNIE PAR LES ÉDITIONS PLON

Laurent Binet et Antoine Benneteau, coauteurs du Dictionnaire amoureux du tennis

Écrivain français, Laurent Binet est, entre autres, l’auteur de HHhH, Prix Goncourt du premier roman, et de La septième fonction du langage. Il a couvert Roland-Garros en 2016 pour le journal L’Équipe. Ex-tennisman professionnel, Antoine Benneteau est le frère de Julien Benneteau (25e joueur mondial en 2014), dont il a été l’entraîneur.

IMAGE FOURNIE PAR LES ÉDITIONS PLON

Dictionnaire amoureux du tennis, de Laurent Binet et Antoine Benneteau

Dictionnaire amoureux du tennis
Laurent Binet et Antoine Benneteau
Éditions Plon
576 pages
Sortie au Québec le 21 octobre

Quelques extraits du Dictionnaire amoureux du tennis

A comme Andreescu, Bianca

PHOTO OLIVIER JEAN, ARCHIVES LAPRESSE

Bianca Andreescu

« C’est la future plus grande, j’en suis sûr, et je ne suis pas le seul. Il y a des gens qui dégagent naturellement ce côté star. Elle attire la lumière. C’est une athlète hors pair ainsi qu’une joueuse exceptionnelle. Elle sait tout faire. Elle frappe fort, bien sûr, mais elle fait plus. Elle joue avec les angles, avec les hauteurs de balle, avec le physique de son adversaire. On appelle ça l’intelligence de jeu. Elle incarne une révolution dans le jeu pratiqué sur le circuit féminin. »

B comme Borg, Björn

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Björn Borg, en 1978

« D’accord, Dieu est suisse. Mais Jésus, c’est Borg. Son premier doublé Roland-Garros–Wimbledon en 1978, c’est l’an zéro du tennis moderne. (Il en fera trois d’affilée : autant que Nadal et Federer à eux deux.) Sa rivalité avec McEnroe, c’est le récit fondateur, la lutte du Bien et du Mal, à partir duquel s’écriront tous les autres : McEnroe-Lendl, Sampras-Agassi, Federer-Nadal. Wimbledon 80, c’est l’Apocalypse selon saint Jean (81, c’est l’Iliade). Borg, à genoux dans l’herbe de Wimbledon, les bras au ciel, son bandeau, ses cheveux blonds : un Raphaël. »

D comme De Niro (Novak)

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Novak Djokovic

« Sur le court, tout son corps exsude le même message : je suis le boss. Il a même une mimique, qu’il arbore souvent après un coup perdu, qui me rappelle quelqu’un. Comme un sourire à l’envers, les sourcils levés, le menton un peu rentré… Cet air à la fois dubitatif et dominateur, où l’ai-je déjà vu ? Je l’ai : Djokovic ressemble à De Niro. Qui l’aurait cru quand il faisait le mariole à imiter Becker et McEnroe, ou Nadal triturant son slip, il y a encore quelques années ? Djokovic, ce n’est plus le Joker. C’est le Parrain. »

K comme Kyrgios, Nick

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Nick Kyrgios

« En deux rencontres, il n’a jamais perdu contre… Djokovic. Il talonne Nadal 3-5 en H2H. Mène 4-3 contre Zverev. 3-3 face à Wawrinka. 2-0 contre Tsitsipas. Contre les meilleurs, le mec ne plaisante pas du tout. Personne ne se réjouit d’avoir Kyrgios dans sa partie de tableau. Les spectateurs se réjouissent. Le jeu se réjouit. Outre sa gueule d’aborigène punk, il a tous les coups, trick shots compris (comme Dimitrov), et il a ce qui ne s’achète pas même avec dix mille heures d’entraînement : l’arrogance du champion, qui lui fait toujours sortir ses meilleurs matchs contre les gros. Nadal ? Federer ? Djoko ? Try Me. Dommage que, pour arriver en quart, il faille gagner des premiers tours : pour ça, il faut aussi un peu d’humilité. »

R comme Raonic, Milos

PHOTO OLIVIER JEAN, ARCHIVES LAPRESSE

Milos Raonic

« La Yougoslavie n’existe plus, mais ses enfants courent toujours. Milos Raonic a quitté le Monténégro à l’âge de 4 ans pour aller vivre au Canada, et, plus tard, il a décidé d’empiler les aces avec une prise continentale ouverte. Les Slaves du Sud n’ont jamais rechigné aux paradoxes. »