(Tokyo) « Ça paraît bizarre, mais je suis contente… »

Jennifer Abel venait de recevoir l’accolade du directeur technique Mitch Geller. Les larmes coulaient avec abondance. On sentait cependant que son double masque cachait un sourire qui n’avait pas l’air feint.

Une heure plus tôt, la plongeuse montréalaise avait pris une claque au visage en finale du tremplin de 3 mètres, dimanche après-midi, au Centre aquatique de Tokyo.

À la troisième ronde, elle a manqué son deux et demi renversé. Ce plongeon est la « bête noire » qui la « hante » depuis le début de sa carrière. Le podium était fichu.

Je savais que j’avais besoin d’un miracle…

Jennifer Abel

Le miracle n’est pas arrivé. La Chinoise Shi Tingmao a ajouté une quatrième médaille d’or à son palmarès olympique, égalant la grande Guo Jingjing. Sa compatriote Wang Han, 30 ans, a pris l’argent à ses tout premiers JO. Puis l’Américaine Krysta Palmer, souriante du début à la fin, a cueilli le bronze à la surprise générale.

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Shi Tingmao

Abel aurait pu s’effondrer. Lancer le chamois. Mais elle a exécuté ses deux derniers plongeons comme elle en est capable.

En sortant de l’eau pour la dernière fois, elle a envoyé des baisers à la caméra. Elle souriait. Elle a fini huitième à sa troisième et dernière finale olympique individuelle. Et ce n’était pas la fin du monde.

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À 29 ans, elle a fait du chemin. Après sa quatrième place à Rio, sa deuxième de la compétition, elle était dévastée.

J’avais comme honte de ma quatrième place. Maintenant, je finis huitième. Si j’avais été comme il y a cinq ans, j’aurais été plus dure envers moi-même.

Jennifer Abel

Elle s’était juré de ne pas revivre cela à Tokyo. Elle a tenu promesse. Et pas seulement parce qu’elle a remporté l’argent en synchro avec Mélissa Citrini-Beaulieu.

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Mélissa Citini-Beaulieu et Jennifer Abel

« J’ai donné vraiment trois belles performances depuis les préliminaires », a noté celle qui avait fini chaque fois troisième jusque-là. « Malheureusement, j’en ai manqué un. J’aurais préféré le manquer en préliminaires ou en demi-finales, mais ce n’est pas ce qui est arrivé. Avec cette grande erreur-là, ça m’a coûté toute chance de médaille. Ce dont je suis le plus fière, par contre, c’est que j’ai terminé avec le sourire, chose que je n’aurais jamais faite avant. »

Geller, directeur technique de Plongeon Canada, a senti dès le premier essai que la double médaillée aux Championnats du monde n’était pas à son mieux.

« J’étais un peu inquiet. On pouvait voir qu’elle se retenait un peu. »

Sixième après la première ronde, à égalité avec quatre autres concurrentes, Abel est remontée en troisième position dès le plongeon suivant.

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« Elle a particulièrement bien plongé, et j’espérais des notes plus élevées, ce qui aurait été encore plus motivant pour elle. Mais je savais que le troisième plongeon serait le tournant. Soit elle consolidait sa place, soit elle se donnait un coussin. Tout le monde retenait son souffle pour celui-là, et je retiens encore le mien… »

Comme Geller, Abel attribue son essai raté à un saut d’appel un peu trop parfait. Comme si, d’instinct, elle devait apporter des corrections. Cette fois, ce n’était pas nécessaire.

J’ai surréagi au bon saut d’appel que j’ai eu. […] La réaction que j’ai ensuite eue, c’est dommage, oui. En même temps, je suis capable de me dire : je n’ai pas hésité, j’ai tout donné, je me suis battue jusqu’à la fin.

Jennifer Abel

Abel a parlé des six dernières semaines, particulièrement difficiles. L’incertitude entourant la tenue des Jeux de Tokyo, même à « minuit moins une », lui a pesé.

Elle est partie de la maison depuis un mois et demi, une première dans sa carrière. Elle a beaucoup pleuré après sa médaille d’argent en synchro, qui la soulageait d’un poids depuis Rio. Citrini-Beaulieu a dû rentrer au Canada sur-le-champ en raison du protocole sanitaire lié à la COVID-19. Sa partenaire lui a manqué.

J’ai vraiment plongé avec mon cœur depuis le début des Jeux. Ça n’a pas été toujours évident parce que durant les pratiques, il y avait des moments où je ne me reconnaissais plus. Mais j’ai été capable de surmonter ça. Je sors beaucoup plus la tête haute qu’avec de la déception comparativement à il y a cinq ans.

Jennifer Abel

Geller pensait avoir assisté aux derniers plongeons de la quadruple athlète olympique. Abel n’est pas allée aussi loin, soulignant que son huitième rang lui donnait accès au lucratif circuit des Séries mondiales l’automne prochain.

« Je n’ai pas encore pris ma décision. C’est tout frais. On ne sait jamais ce qui peut arriver. […]. J’ai vraiment hâte d’être à la maison, être dans mes affaires, enlever mes deux masques, dire à tout le monde que c’est possible de faire de grands Jeux en temps de pandémie, que la vie peut recommencer. Il y a beaucoup plus de positif que de négatif. »

L’héritage d’Abel

« Quelqu’un d’aussi prolifique que de respecté à travers le monde, pour ses qualités athlétiques, son dynamisme, sa compétitivité et ses résultats. En grande partie comme Alexandre Despatie, Émilie Heymans et les autres, ils ne cessent de démontrer ce qui est possible. Ce sont des modèles comme eux qui attirent les plus jeunes dans le sport. On a une gang de jeunes qui sont le produit de ce qu’ils ont vu Alex accomplir. On a également plusieurs jeunes qui ont vu Jennifer revenir à la maison avec des médailles autour du cou. Une bonne partie de la crédibilité de notre programme est attribuable aux succès qu’elle lui a procurés. Ça nous permet de continuer et d’aller encore plus loin. »

– Le directeur technique de Plongeon Canada, Mitch Geller