(Baie-Comeau) « C’est ta première fois ici ? Attache ta tuque ! »

Le conseil de l’ami Alexandre Régimbald, un employé de la Ligue de hockey junior Maritimes Québec (LHJMQ) qui parcourt les arénas de la ligue, était justifié en ce jeudi soir au Centre Henry-Leonard.

En deuxième période, l’attaquant des Eagles du Cap-Breton Lucas Romeo est chassé. L’annonceur maison du Drakkar prend la parole. « On retourne en avantage numérique, êtes-vous prêts ? », crachent les haut-parleurs.

PHOTO GUILLAUME LEFRANÇOIS, LA PRESSE

Des partisans du Drakkar de Baie-Comeau encouragent leur équipe au Centre Henry-Leonard.

Déferle alors un mélange de hurlements, de sons de bonbonnes d’air comprimé, de crécelles et de cloches à vache, vacarme amplifié par le toit en tôle. Le tympan chatouille. Le niveau de bruit est tel que Justin Poirier, grande vedette offensive du Drakkar, doit carrément coller sa bouche sur l’oreille de son coéquipier Niks Fenenko pour qu’ils se comprennent. Comme s’il lui disait un secret.

Des fois, les arbitres sifflent et on continue à jouer ! On se fait des caucus, et il faut se parler dans l’oreille. Ce n’est pas pour mal faire, les partisans sont là avec nous et veulent nous donner de l’énergie.

Justin Poirier

Quelques instants plus tard, Poirier accepte une passe de Fenenko, lance et compte, pour créer l’égalité 1-1. C’est la folie. Paul Fontaine, de Radio-Canada, couvre le match à l’aide d’un décibelmètre. Verdict : 113 décibels, nous dit le collègue. On comprend mieux pourquoi le gentil client au Tim Hortons, en après-midi, nous avait offert des bouchons pour les oreilles.

PHOTO KASSANDRA BLAIS, DRAKKAR DE BAIE-COMEAU

Célébration pour les joueurs du Drakkar après le but en prolongation

Rebelote en prolongation, quand Anthony Lavoie donne la victoire au Drakkar, pour éliminer les Eagles en cinq matchs. Pour la troisième fois en 27 ans d’histoire, Baie-Comeau accède à la finale de la LHJMQ, et tentera de remporter un premier championnat. Pas mal, pour une ville de 20 000 habitants, 17marché parmi les 18 du circuit Cecchini.

« Ils appellent ça le septième joueur et on a vraiment l’impression d’être sept sur la glace, souligne Lavoie, après le match. Mais d’avoir les fans aussi bruyants derrière nous, c’est incroyable. Baie-Comeau est à la hauteur de sa réputation. »

PHOTO GUILLAUME LEFRANÇOIS, LA PRESSE

Pour la troisième fois en 27 ans d’histoire, le Drakkar de Baie-Comeau a accédé à la finale de la LHJMQ, jeudi soir.

Michel Desbiens est bien placé pour parler de l’engouement pour le Drakkar. « Souvent, en tant que maire, j’essaie de discuter d’autres sujets, mais tout le monde me ramène au Drakkar ! », lance-t-il à La Presse, dans son vaste bureau de la mairie de Baie-Comeau.

Ancien président du syndicat des employés d’Alcoa, ancien membre du conseil d’administration du Drakkar, Desbiens a du vécu dans sa communauté. On l’a constaté durant le match ; son aller-retour vers la salle de bains était essentiellement une série de salutations et de discussions avec ses concitoyens, qu’il semble tous connaître.

PHOTO GUILLAUME LEFRANÇOIS, LA PRESSE

Le maire de Baie-Comeau, Michel Desbiens

« C’est une des activités-phares de la région, résume-t-il. Plusieurs retraités de la papetière ou d’Alcoa revoient leurs chums là. On essaie d’attirer de nouveaux arrivants parce qu’on manque de travailleurs. Avec le Drakkar, les gens qui viennent rester ici ont une activité, un lieu de rencontre. »

Ça n’a toutefois pas toujours été le cas. Lors des cinq saisons avant la pandémie, le Drakkar affichait des foules moyennes sous les 2000 spectateurs. Après deux présences en finale de suite, en 2013 et en 2014, l’équipe a amorcé un lent déclin jusqu’à la pandémie.

On est maintenant dans un autre univers. L’engouement était perceptible dès l’été, quand Jean-François Grégoire, entraîneur-chef et directeur général, a convaincu les frères Jules et Raoul Boilard de renoncer à la NCAA pour venir jouer sur la Côte-Nord. Il faut savoir qu’à tort ou à raison, des joueurs ont été réticents, au fil des ans, à venir jouer par ici, le plus connu étant Nathan MacKinnon.

PHOTO GUILLAUME LEFRANÇOIS, LA PRESSE

L’entraîneur-chef et directeur général du Drakkar de Baie-Comeau, Jean-François Grégoire (à droite)

« Les gens se disaient : “Habituellement, ils vont dans d’autres marchés, mais là, ils viennent chez nous”, se souvient Grégoire. Donc on arrive en août, un vendredi soir, une des plus belles journées de l’été, pour un match rouges et blancs pendant notre camp. Et il y a 1200 personnes. Je me suis dit : “Il se passe quelque chose !” »

Les résultats sur la glace ont suivi. Avec une fiche de 53-12-3, le Drakkar a été la meilleure équipe parmi les trois ligues juniors canadiennes. Ça se poursuit en séries.

Jeudi, 3042 spectateurs se sont rassemblés, une salle plus que comble puisqu’ils étaient des dizaines dans les places debout. Les billets ont été mis en vente deux jours plus tôt. « Ça s’est vendu en 17 minutes ! », souffle une employée de la billetterie.

PHOTO KASSANDRA BLAIS, DRAKKAR DE BAIE-COMEAU

Le Centre Henry-Leonard était plus que plein, jeudi soir.

Baie-Comeau a aussi ses défis.

Le Drakkar est arrivé en 1997 dans ce qui était, au recensement d’un an plus tôt, une ville de 25 554 habitants. Lors de l’exercice 2021, ils n’étaient plus que 20 687 Baie-Comois. Le ralentissement, puis carrément la fermeture de la papetière Résolu a coûté de nombreux emplois dans la région. La ville compte un cégep, mais contrairement à Saguenay ou à Rimouski, pas d’université. Pour des études supérieures, il faut donc quitter la ville. Encore faut-il y revenir ensuite.

Résultat : Baie-Comeau est l’avant-dernier des 18 marchés de la LHJMQ. Seul Bathurst (12 157 habitants) est plus petit.

L’autre particularité du Drakkar, c’est son propriétaire. Oubliez les richissimes familles Tanguay et Irving que l’on voit ailleurs ; ici, c’est la Ville qui détient l’équipe. Les Saguenéens de Chicoutimi sont la seule autre équipe du circuit avec un tel modèle.

PHOTO GUILLAUME LEFRANÇOIS, LA PRESSE

Baie-Comeau est l’avant-dernier des 18 marchés de la LHJMQ.

La présidente du conseil d’administration de l’équipe, Julie Dubé, est la première à le reconnaître : le mode de gestion du Drakkar est « polarisant ». De ses dépenses de quelque 82 millions de dollars (exercice de 2022), la Ville verse annuellement 420 000 $ au club. Les négociations sont en cours pour une nouvelle entente de trois ans. Dans un monde idéal, explique-t-elle, ce versement permettrait au Drakkar d’arriver kif-kif en saison, et un long parcours en séries générerait des profits à remettre dans les coffres de la Ville.

« C’est une ville de hockey. Mais pour les gens qui ont moins d’intérêt pour le hockey, c’est une dépense inutile, pas nécessaire, rappelle Mme Dubé. Chaque fois que les taxes augmentent, on entend des gens dire qu’on devrait peut-être investir ailleurs, vendre l’équipe. Mais les 420 000 $ représentent [0,5 %] du budget de la Ville. Ce n’est pas ça qui fait augmenter les taxes. Et ça fait parler de Baie-Comeau. À nos yeux, le Drakkar est un investissement. Ça amène une dynamique en hiver. C’est une publicité qu’on n’aurait pas autrement. »

Le maire Desbiens admet ne pas avoir de chiffres sur l’activité économique générée par le Drakkar. « On a fait l’exercice il y a plusieurs années et le conseil d’administration aimerait le refaire. Mais c’est beaucoup. Aujourd’hui, il ne doit pas y avoir beaucoup de chambres d’hôtel disponibles. Les restaurants tournent. Pendant la saison, les autres équipes viennent, les parents des joueurs aussi, ça fait rouler l’économie. »

M. Desbiens rappelle que la Ville fonctionne avec un modèle similaire pour le Centre des arts de Baie-Comeau, financé à hauteur de 413 000 $ en 2023, et pour le centre de ski du Mont Ti-Basse. « On ne donne pas plus au Drakkar qu’aux autres », dit-il.

Ce n’est toutefois pas à l’aréna qu’il devra défendre l’investissement de la Ville dans l’équipe, ou discuter de la survie à long terme du Drakkar. C’est un public déjà conquis qui a rempli l’aréna ; imaginez après la victoire en prolongation.

« On est bien fiers, parce qu’on ne voulait pas perdre notre club. Quand la Ville a racheté l’équipe [en 2008], on était bien d’accord. Ça nous met sur la map, on se fait connaître », estime Richard, en quittant les lieux avec sa fille adolescente.

Pendant les célébrations d’après-match, Solange Pellerin lève les bras en l’air et s’agite comme si elle ramait à deux bras, le geste de ralliement des fans, comme s’ils étaient réellement à bord d’un drakkar. Elle porte un chandail du Drakkar autographié par des joueurs d’il y a une dizaine d’années.

PHOTO GUILLAUME LEFRANÇOIS, LA PRESSE

Solange Pellerin

« Avant, on était la petite équipe de la Côte-Nord. Mais c’est une petite équipe qui se tient fort, martèle la dame. L’équipe appartient à la Ville. Ce n’est pas comme les Tanguay et les autres qui ont plus d’argent. »

C’est une organisation qui a toujours adopté le rôle de négligé et ça semble parfait ainsi.

« Ce n’est pas parce qu’on est un petit marché qu’on ne peut pas voir grand, insiste Julie Dubé, présidente du C.A. On se dit ça à peu près chaque semaine. Si nous, on voit grand, les gens vont le sentir. »