Ça fait presque 50 ans, alors dans la tête de Paul Wieland, les détails sont parfois un peu flous. Mais il se souvient très bien d’un bout de phrase, prononcé par son directeur général au bout de la table : « Et si on essayait quelque chose de cinglé ? »

L’année, c’est 1974, et la scène se déroule en plein repêchage de la Ligue nationale de hockey (LNH). Vous croyez que ça traîne un peu, de nos jours, un repêchage de la LNH ? Eh bien, en 1974, ça traîne beaucoup, parce qu’en tout, les clubs, pour la plupart, vont choisir des espoirs pendant un total de 12 tours... y compris les Capitals de Washington, qui se rendront, seuls, jusqu’au 25e tour pour choisir un dernier joueur !

En tout, ça s’étire sur trois très longs jours, et c’est dans cette ambiance de lenteur, de lourdeur et de lassitude que le directeur général en question, George « Punch » Imlach, décide de passer à l’action avec ses adjoints, dans le petit bureau des Sabres à Buffalo. Les Sabres voulaient faire quelque chose de cinglé, et ils n’ont pas déçu : avec leur choix de 11e tour, le 183e au total, ils ont repêché Taro Tsujimoto.

Un joueur prétendument talentueux... dont le plus grand défaut aura été de n’avoir jamais existé.

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À la fin de mai 1974, le repêchage de la LNH est bien différent. Il n’y a aucune caméra, aucune télé en direct, et le monde des experts et des spéculateurs n’existe pas, parce que l’internet n’existe pas non plus.

Ce repêchage se déroule sous haute tension, car la LNH devient de plus en plus méfiante par rapport à la ligue rivale, l’Association mondiale de hockey (AMH), mise au monde deux ans plus tôt. Les deux circuits ne veulent surtout pas laisser échapper le moindre espoir à sortir des rangs juniors. Pour cette raison, et peut-être un peu aussi par paranoïa, le président de la LNH, Clarence Campbell, décrète que le repêchage ne se fera pas en personne, mais bien au téléphone. De cette manière, les listes de repêchage vont demeurer secrètes, et la LNH pourra récolter les meilleurs jeunes talents disponibles sans faire trop de bruit.

C’est dans ce contexte que Wieland, directeur des relations publiques des Sabres, se retrouve dans le bureau du club au vieil Auditorium de Buffalo, en compagnie d’Imlach, ex-coach légendaire des Maple Leafs de Toronto devenu directeur général à Buffalo. Avec eux, quelques dépisteurs s’entassent autour de la table et du téléphone à cadran.

« Notre repêchage allait bien, se souvient Wieland au bout du combiné. On avait mis la main sur d’excellents joueurs en partant, dont Danny Gare. Mais c’était long. Mon Dieu que c’était long ! »

Personne ne savait qui avait repêché qui, alors à chaque rang, Campbell appelait la prochaine équipe, et il nommait tous les joueurs choisis précédemment ; quand il est arrivé à nous au neuvième tour, je pense qu’il a nommé 150 gars avant qu’on puisse parler ! C’était comme regarder de la peinture sécher.

Paul Wieland, ex-directeur des relations publiques des Sabres de Buffalo

C’est là qu’Imlach, humoriste à ses heures, décide de tenter quelque chose pour briser l’ennui. Wieland, grand fan de la tradition du poisson d’avril le 1er avril, était prêt.

« J’ai dit : pourquoi ne pas repêcher un joueur japonais ? Et la seule chose qu’un des assistants dans la pièce a pu me dire, c’est oui, OK, mais il va falloir lui trouver un nom ! »

Le nom de famille est arrivé assez vite ; étudiant, Wieland se souvenait d’un magasin nommé Tsujimoto’s en chemin quand il allait au collège. Le prénom a été trouvé à la suite d’un coup de fil dans un institut linguistique de la région, où une traductrice a fait valoir que Taro était alors un prénom très populaire au Japon.

C’est ainsi que l’espoir japonais est né.

« Le plus drôle, ajoute Wieland, c’est qu’ensuite, Campbell a dû se tuer à épeler ce nom-là au reste des équipes pour finir le repêchage ! Ensuite, dans le guide officiel de la LNH, c’était écrit en toutes lettres : Taro Tsujimoto, Sabres de Buffalo. »

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Pour la plupart des équipes, peut-être que la blague aurait duré le temps de quelques jours, avant que quelqu’un, enfin, ne se décide à dire la vérité.

Mais les Sabres de 1974 ont choisi de faire durer le plaisir.

« Punch ne voulait pas que ça arrête, se souvient Floyd Smith, alors entraîneur-chef des Sabres. À mesure que le camp d’entraînement approchait, on inventait toutes sortes d’excuses pour expliquer l’absence de Taro. Je me souviens entre autres qu’il avait eu des problèmes avec son visa. Ensuite, il s’était perdu quelque part en Belgique [rires] ! »

Lors de l’ouverture du camp des Sabres cette saison-là, à St. Catharine’s, en Ontario, Smith ira même jusqu’à demander aux employés du club de préparer un casier au nom du joueur japonais. Au cas... « Il avait son nom sur une plaque comme tous les autres, se souvient-il. On lui avait préparé des gants, des patins, une culotte, son chandail au numéro 13... »

PHOTO ROBERT SKINNER, ARCHIVES LA PRESSE

Larry Carrière, ex-défenseur des Sabres de Buffalo, au moment où il était directeur général du Rocket de Laval

Larry Carrière s’en souvient très bien. L’ex-défenseur montréalais amorçait alors sa troisième saison chez les Sabres, et comme un peu tout le monde, il avait hâte de voir ce mystérieux joueur japonais.

Parce que les joueurs pensaient qu’il existait vraiment...

On croyait tous qu’il allait finir par arriver. Ils avaient placé son casier exactement entre les attaquants et les défenseurs. On se demandait quand il allait être là. Son chandail était là, mais il n’y avait personne dedans…

Larry Carrière, ex-défenseur des Sabres de Buffalo

Carrière se souvient aussi que personne n’était capable de dire quoi que ce soit au sujet de ce monsieur Tsujimoto. Quel était son calibre ? Quel genre de joueur il était ? La direction du club avait tout bonnement fait savoir qu’il arrivait des Katanas de Tokyo (une autre invention), mais sans plus. Entre les branches, certains joueurs avaient déjà laissé entendre que ce n’est pas un joueur japonais qui allait prendre leur place...

La saison 1974-1975 s’est amorcée, et selon Wieland, les Sabres ont continué à jouer le jeu. « En fait, on n’a jamais vraiment dit qu’il n’existait pas... Je pense qu’au fil du temps, et avec l’ampleur de nos histoires improbables à son sujet, certains journalistes ont fini par comprendre que c’était de la frime. Après quelques années, la Ligue a effacé son nom. »

Mais la légende de Taro n’a jamais cessé de grossir. Au fil du temps, et de manière régulière, des bannières à son nom ont fait leur apparition dans les gradins de l’Auditorium de Buffalo, jusqu’à la fermeture de l’aréna en 1996. Encore à ce jour, des partisans se pointent au KeyBank Center, l’actuel domicile des Sabres, avec des chandails frappés de son nom.

Taro Tsujimoto n’est donc jamais né, mais il est toujours vivant.

« C’est drôle, parce que Punch Imlach était un coach qui était là pour ses joueurs, dit Carrière. Mais sa meilleure histoire, c’est celle d’un joueur qui n’a jamais été là pour lui ! »