« Derek, go ! » Le cri destiné à Derek Gee provenait de la bouche d’Hugo Houle. Avec un kilomètre à faire, le Québécois d’Israel-Premier Tech (IPT) venait de comprendre que son coéquipier Dylan Teuns n’avait pas les jambes pour se mêler à la bataille finale.

Houle, qui veillait au placement du puncheur belge, l’a donc fait savoir par l’oreillette à son compatriote Gee, à l’affût après une attaque solo de son collègue letton Krists Neilands.

Dans ce final en montée, le peloton de quelque 80 coureurs était bien étiré. Quand Matteo Sobrero, équipier de Primož Roglič (Bora-Hansgrohe), a repris la roue de Neilands à moins de 500 m de l’arrivée, Gee n’a fait ni une ni deux et il a bondi de sa selle. Seul Romain Grégoire (Groupama-FDJ) a pu suivre, s’autorisant dans la foulée à déborder le cycliste d’Ottawa.

La victoire semblait promise au jeune Français, dégoûté par sa neuvième place de la veille alors qu’il croyait « avoir les jambes pour gagner ». En temps normal, celui qui s’est fait rattraper est cuit. Or Gee, étonné de ne pas être englouti par une vague de poursuivants, n’avait pas dit son dernier mot.

L’ex-pistard s’est replacé dans le sillage de Grégoire, a effectué quatre ou cinq coups de pédale et, au prix d’un ultime effort, a produit une deuxième accélération à moins de 150 m de la ligne, laissant Grégoire sans réponse. Après avoir coupé le fil, Gee a levé les bras, aussi extatique que surpris.

« Quand le gars m’a contourné, j’étais certain d’avoir perdu l’étape, a raconté le vainqueur au téléphone deux heures plus tard. J’ai été super chanceux parce que même si la route montait pendant sept kilomètres, les 300 derniers mètres étaient plats. »

Quand [Romain Grégoire] est passé, j’ai lissé mon effort et j’ai pu profiter d’un peu d’aspiration avant de sprinter. Je suis content d’avoir continué !

Derek Gee

Ce sens de l’anticipation exceptionnel et ce deuxième effort qui ne l’était pas moins lui ont permis de remporter la troisième étape du Critérium du Dauphiné, mardi aux Estables. Cette première victoire dans le World Tour lui donne l’occasion de revêtir le fameux maillot jaune de meneur aux couleurs du Crédit Lyonnais, le même qu’au Tour de France.

Gee a porté la précieuse tunique lumineuse jusqu’à son retour à l’hôtel, au moment où il a rappelé La Presse. « C’est une sensation difficile à décrire. Je suis submergé en ce moment avec tous les messages. C’est un sentiment assez spécial ! »

L’athlète de 26 ans a pu le partager avec sa fiancée, l’ex-cycliste Ruby West, qui l’attendait dans l’aire d’arrivée, l’air aussi ébahi que son amoureux. « Je pense que j’ai bien choisi ma journée pour gagner ! », a plaisanté Gee.

« Très cool de courir avec Hugo »

Cette victoire lui permet d’effacer le souvenir doux-amer de ses quatre deuxièmes places d’étapes crève-cœur au Giro de 2023, son tout premier grand tour.

« Tu as toujours le syndrome de l’imposteur, spécialement après le Giro », a-t-il admis au micro du diffuseur international.

« Chapeau à l’équipe, qui a toujours cru en moi. C’est parfois un peu plus difficile de croire en toi-même quand tu as eu une aussi bonne période de trois semaines. Tu reviens à ton ancien niveau et tu te demandes : “Ce n’était un coup de chance, tout s’était aligné parfaitement l’an dernier ?” »

C’est bien pour la confiance de pouvoir confirmer [mon potentiel] cette année.

Derek Gee

Le double champion canadien du contre-la-montre n’était pas surpris d’apprendre que l’injonction de contre-attaquer à la suite de Neilands provenait de Houle : « Honnêtement, c’est très cool de courir avec Hugo ! Il a été fantastique toute la semaine. »

Le Québécois a levé son chapeau à son compatriote, soulignant son sang-froid dans un moment crucial.

PHOTO DAVID STOCKMAN, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Le cycliste Hugo Houle

« C’est exceptionnel, ce qu’il a fait aujourd’hui, l’a-t-il louangé. Il a démontré qu’il était en très bonne condition physique. Le forcing qu’il a fait dans le final est impressionnant. Il a créé son opportunité et a su gérer ça de belle façon. »

Comme la veille où il s’est employé à chasser des fuyards, Houle a roulé en tête de peloton pour bien positionner Teuns et Gee à l’approche de l’ultime ascension. « Je suis satisfait, j’ai fait du bon travail toute la journée. Dès le départ, on avait peut-être des visées pour l’échappée. Il fallait voir un peu comment l’étape allait se développer. Mais Uno-X [du meneur Magnus Cort] a très bien géré la course. Je suis content de ma forme. »

Disposant d’une priorité de trois secondes sur Cort, mais surtout de sept sur Roglič, vainqueur en 2022, et de neuf sur l’Américain Matteo Jorgenson (Jumbo), le nouveau leader fera tout en son possible pour conserver son maillot jaune à l’issue du contre-la-montre individuel de 34,4 km, mercredi.

« Un peu tard » pour les JO ?

Gee est le premier Canadien gagnant au Dauphiné depuis David Veilleux, qui avait remporté la première étape et porté le jaune trois jours en 2013. Cet exploit avait mérité au cycliste de Cap-Rouge une sélection pour le Tour de France, une première pour un natif du Québec.

Victime d’une fracture à une clavicule et à une main et d’une commotion cérébrale sur une chute à l’Omloop Het Nieuwsblad, ce qui lui a fait rater deux mois de compétition, Gee souhaite que sa prestation au Dauphiné lui vaille lui aussi une première invitation au Tour de France.

Ses coups d’éclat au Giro et au Dauphiné ont été réalisés tout juste avant et après la période de sélection pour les Jeux olympiques de Paris (1er juin 2023 au 31 mai 2024).

« C’est un peu tard parce que la sélection se fait aujourd’hui, s’est résigné Gee. On ne sait pas encore qui y va. J’espère que le courriel va rentrer et qu’il dira que j’y serai. »

Aux yeux de Houle, qui attendait lui aussi des nouvelles de Cyclisme Canada, Gee « a montré qu’il est en forme présentement ». « Il est assurément un candidat très sérieux. »

S’il était le sélectionneur, le prendrait-il ? « Oui, a répondu Houle après une courte hésitation. Il mérite d’y aller, c’est certain, au niveau de la puissance. Après, c’est très dur de déterminer quel est le leader qu’ils veulent. Il s’agira ensuite de choisir les coureurs en conséquence. »

Michael Woods et Guillaume Boivin sont les deux autres prétendants aux deux postes disponibles à Paris.

À moins d’être séquestré comme un jury en délibération, difficile d’imaginer que le comité de sélection n’aura pas entendu parler de ce qui s’est passé mardi dans les hauteurs du Massif central…

En fin d’après-midi, le directeur des services de haute performance Kris Westwood a indiqué qu’il y avait un « léger retard » dans la notification aux athlètes afin de s’assurer que les membres du comité de sélection puissent « avoir le temps de réviser le matériel ». Les cyclistes seront avisés de la sélection mercredi, tandis qu’elle sera dévoilée publiquement en coordination avec le Comité olympique canadien vers le 25 juin.