Ma mère a bordé ses cinq enfants avec la même comptine, chaque soir.

Elle venait nous voir, à tour de rôle, et disait : « Bonne nuit, beaux rêves, pas de puces, pas de punaises, à demain, je t’aime. »

On répétait chacun de ses mots. Une petite prière en duo.

Pour moi, c’était la promesse d’une nuit douce, mais, surtout, de retrouvailles.

« À demain, je t’aime. » Je me foutais des puces et des punaises, c’est à ces mots-là que je m’accrochais.

Mon père était malade, je savais depuis mes 2 ans que son temps était compté. Je vivais avec la peur constante de devenir orpheline. Heureusement, ma mère me bordait en me promettant amour et lendemains. La vie suivrait son cours, qu’importe le monde que je trouverais à mon réveil.

Une comptine pour déjouer la mort.

J’ignore si un parent peut pleinement saisir l’ampleur des rituels qu’il instaure auprès de sa progéniture…

Chez nous, il y avait aussi le coup de fil quotidien. Mes parents étaient divorcés. Chaque soir, à 19 h 30 précises, j’appelais mon père. On parlait de l’école, des émissions à la télé, de tout et de n’importe quoi. Je pense que je voulais surtout m’assurer qu’il était toujours vivant. Puis, on terminait notre discussion avec une version modifiée de la comptine familiale. Je sais que mon père en changeait deux lignes – ma mère ayant un brevet sur la formule originale –, mais je ne me rappelle plus exactement lesquelles.

Ça me brise le cœur, d’ailleurs. Dix-sept ans après la mort de mon père, des souvenirs s’étiolent. Quel horrible constat.

Toujours est-il que certains soirs, quand l’horloge indique 19 h 30, je pense encore à l’appeler. Et que je m’en veux parfois d’être celle qui fera mourir la comptine de ma mère.

Je n’aurai probablement pas d’enfant.

Il ne faut jamais dire jamais, mais je ne travaille pas activement sur le projet. En fait, je ne crois pas être taillée pour le rôle de mère, bien que j’admire immensément les parents et que j’adore la marmaille.

Je suis peut-être plus faite pour être tante, marraine, vieille amie ou adulte chez qui se réfugier quand on fugue…

C’est très bien ainsi. Or, il m’a fallu déconstruire bien des idées pour accepter la chose.

Dans Sorcières – la puissance invaincue des femmes (Zones, 2018), Mona Chollet y va d’une image qui encapsule plutôt bien le malaise : « Celles qui refusent la maternité sont confrontées au préjugé selon lequel elles détestent les enfants, telles les sorcières dévorant à belles dents de petits corps rôtis durant le sabbat ou jetant un sort mortel au fils du voisin. »

Normal qu’on trouve la non-maternité inquiétante, en même temps. Elle va à l’encontre de l’ordre des choses. Comme l’écrit Claire Legendre dans Nullipares (Hamac, 2020) : « La nulliparité est une subversion, choisie ou subie, un grain de sable dans le mécanisme de l’avenir en train de se faire. »

Mais là n’est pas la question. Je m’égare.

Là où je veux en venir, c’est que j’ai beau lire de grandes penseuses et discuter avec des femmes qui ont fait le choix de ne pas devenir mères, rien ne m’a encore permis de faire le deuil d’une comptine.

Je peux me libérer de l’idéal de la parentalité, mais je n’arrive pas à me libérer de la peine que je ressens à l’idée de ne jamais murmurer « Bonne nuit, beaux rêves, pas de puces, pas de punaises, à demain, je t’aime » à l’oreille d’un enfant qui attraperait chacun de ces mots pour s’en faire une couverture.

C’est puissant, une tradition familiale.

L’autre jour, j’ai demandé à ma mère d’où venait sa comptine. Elle ne s’en souvenait pas. Les premières lignes sont sûrement d’un film ou d’un livre, qu’elle m’a répondu. Par contre, c’est elle qui a ajouté « à demain, je t’aime ».

Pourquoi ?

« C’était important pour moi de vous le dire chaque soir. »

Ça fait 40 ans que ces mots sont les nôtres.

Je porte en moi une comptine qui me lie à ma mère et à mon clan. À défaut de la léguer à mon tour, j’ai parfois peur que sa trace s’étiole. Comme le souvenir d’un père parti trop vite.

Pourtant, j’ai des sœurs et un frère qui peuvent chuchoter les mêmes mots à mes neveux et nièces. Cette comptine vivra, que je la transmette ou pas…

Au fond, là où je veux en venir (oui, j’y arrive), c’est que les nouveaux parents ont tout un monde à esquisser. Qu’ils ont le pouvoir de mettre en place des merveilles de tendresse et que je les envie un peu pour ça.

Je m’incline devant ces rites que vous imaginez pour arrêter le temps ou pour le marquer à jamais. Pour transformer un « bonne nuit » en preuve indéfectible d’amour ou pour faire de 19 h 30 l’heure la plus rassurante de la journée.

Bref, je m’incline devant la magie quotidienne que vous déployez pour bercer vos petits bien au-delà de leur enfance.

Quelle chance magnifique avez-vous de vous inscrire en eux…

Profitez-en pour deux.