La semaine dernière, alors que j’étais invité sur le plateau du sympathique jeu-questionnaire scientifique Génial ! à Télé-Québec, j’ai invoqué à la blague « l’appel à un ami ou à un membre de la famille » afin de m’aider à mieux répondre aux questions. Comme Génial ! n’est pas Who Wants to Be a Millionaire ?, ma requête n’a pas eu de suite.

Pour vaincre l’équipe des Rouges, menés par ma redoutable collègue et amie Rose-Aimée Automne T. Morin, j’étais prêt à admettre que je m’y connais manifestement moins en sciences que mon frère jumeau, un professeur d’université qui a obtenu son doctorat des plus grandes écoles de génie du Québec et de France.

Mon frère a la bosse des maths, et autres matières connexes. Alors que j’ai abandonné les sciences après la quatrième secondaire. Ce qui ne veut pas dire je suis nécessairement moins intelligent que lui. Quoi qu’en dise une étude de l’Université d’Édimbourg, en Écosse, qui a trouvé en 2019 que chez les jumeaux, le plus grand était généralement le plus intelligent. Mon frère mesure 6 pi 2 po...

Si je me souviens bien, j’avais en quatrième secondaire d’aussi bonnes notes en sciences que mon frère. J’ai simplement décidé de me retirer au moment opportun, anticipant une chute rapide vers l’incompétence. Ma prof de chimie, Lise, a eu beau tenter de me convaincre de m’orienter vers le journalisme scientifique, j’étais bien décidé à raccrocher ma blouse.

Je n’ai jamais regretté le cours sur l’histoire du XXe siècle que j’ai suivi en lieu et place en cinquième secondaire. À la lumière de certaines âneries que l’on peut lire sur les réseaux sociaux ces jours-ci à propos de la Russie, ce cours aurait dû être obligatoire.

Rose-Aimée, de son côté, a carrément réussi à convaincre son école secondaire de modifier son cursus scolaire afin qu’elle et les élèves des cohortes subséquentes puissent étudier les arts dramatiques plutôt que les sciences, à leur guise. Ce qui ne l’a pas empêchée, avec la curiosité et l’intuition qu’on lui connaît, de faire une partie parfaite à Génial !.

Je vous parle de ces souvenirs du secondaire, dans le cadre de notre numéro spécial sur l’intelligence, parce qu’aujourd’hui comme hier – ainsi que le démontrent différents sondages – subsiste un préjugé favorable envers les élèves qui choisissent un curriculum scientifique. Et que, a contrario, un a priori négatif pèse sur ceux qui suivent un parcours scolaire en sciences humaines « pas d’maths ».

Comme si ces derniers, parce qu’ils s’intéressaient aux arts, à l’histoire, à la philosophie ou à l’anthropologie, étaient moins brillants que les futurs ingénieurs ou biochimistes. Parmi les gens les plus intelligents que je connais se trouvent des diplômés en littérature. Je ne saurais dire pourquoi.

Aujourd’hui, on met toujours autant de pression sur les jeunes pour qu’ils poursuivent des études en sciences au secondaire et au cégep. En dévalorisant ceux qui ont des aptitudes pour les sciences humaines, sous prétexte qu’ils se ferment des portes. Et s’ils ne faisaient qu’ouvrir des portes qui les intéressent ?

Un autre phénomène, tout aussi inquiétant, est la propension du système scolaire à exclure à un très jeune âge des élèves qui ont un intérêt pour la science, mais pas les résultats scolaires les plus exceptionnels. Déjà, en troisième secondaire, on décide pour certains qu’ils n’auront pas les prérequis nécessaires pour certains programmes scientifiques, parce qu’ils n’ont pas les meilleures notes en mathématiques.

Des études ont démontré que de jeunes élèves qui ne se perçoivent pas comme les plus brillants de la classe vont automatiquement faire une croix sur une carrière scientifique, même s’ils s’y intéressent. La journaliste scientifique Kat Arney en parlait il y a quelques années dans l’article « Not clever enough to be a scientist ? Nonsense » (« Pas assez brillant pour être un scientifique ? Foutaise »), publié dans la revue de la Royal Society of Chemistry, au Royaume-Uni.

C’est un phénomène qui est encore plus fréquent chez les filles, qui sont pourtant traditionnellement plus performantes que les garçons en sciences et en mathématiques. Les filles, sans beaucoup de modèles, n’arrivent pas à se projeter dans certaines carrières scientifiques. D’où l’importance de scientifiques médiatisées comme Farah Alibay, qui demeure une exception confirmant la règle.

Ce sont des hommes qui occupent le plus de postes de prestige dans les universités, en particulier dans les départements de chimie, de physique et de génie. Un cercle vicieux fait en sorte que les étudiants masculins sont considérés comme étant plus susceptibles de bien réussir et de s’illustrer... par des professeurs masculins. Une scientifique avec un doctorat me confiait récemment qu’elle avait quitté son poste en recherche universitaire parce qu’elle en avait eu assez de cette culture machiste.

Une étude menée en 2015 auprès de 350 000 personnes dans 66 pays par des chercheurs des universités Northwestern et Berkeley, aux États-Unis, a conclu que « même dans les pays avec le plus d’égalité homme-femme [les Pays-Bas, par exemple], on retrouvait d’importants stéréotypes de genre dans les disciplines scientifiques dominées par les hommes ».

Aussi, on associe plus volontiers le mot « génie » à un homme qu’à une femme. « Essayez de nommer 10 personnages féminins de la culture populaire qui – comme Sherlock Holmes, DHouse ou Will Hunting – sont caractérisés par leur intelligence innée et leurs prouesses intellectuelles brutes. Vous serez rapidement à court de noms. Quelle que soit la raison, le message est clair : les femmes ne sont pas culturellement associées avec de tels dons inhérents au génie », conclut une étude dirigée notamment par une professeure du département de philosophie de l’Université Princeton, au New Jersey.

Il ne faut pas être un homme pour être un génie, il n’est pas nécessaire d’être un génie pour devenir un scientifique et être un scientifique ne signifie pas que l’on est plus intelligent que son prochain. L’intelligence, comme toute chose, se développe. Ce n’est pas moi qui le dis, mais le généticien français Albert Jacquard.

« L’intelligence, c’est la faculté de comprendre, disait-il en entrevue au Nouvel Observateur, en 1997. Or comprendre vraiment quelque chose, c’est toujours long. Être vraiment intelligent, c’est... comprendre qu’on n’a pas compris. » Génial.