Je m’enfonçais dans le bois quand je l’ai aperçu, à l’autre bout du chemin. J’entendais sa voix, mais je n’arrivais pas à distinguer les mots qu’il chantait. En m’approchant, j’ai remarqué ses longs cheveux blancs, sa barbe généreuse, son corps frêle incliné vers ses bâtons de marche. Il était vieux, il était magnifique. Puis, j’ai reconnu les paroles qu’il récitait…

« There’s a blaze of light in every word / it doesn’t matter which you heard / the holy, or the broken Hallelujah »

Hallelujah, de Leonard Cohen.

Nos yeux se sont croisés. Il n’a pas arrêté de chanter.

J’ai poursuivi mon chemin jusqu’à la berge, en marchant lentement pour l’entendre aussi longtemps que possible. Puis, je me suis assise pour regarder la glace tanguer. Comme si le fleuve respirait. Comme s’il continuait de respirer, malgré tout.

On venait tous d’annuler notre réveillon. Les mines étaient basses, le ciel était gris, et le Saint-Laurent avait froid.

Rien pour empêcher l’homme de chanter.

J’ai pensé à cet autre aîné que j’avais croisé, quelques jours plus tôt, en plein Montréal. Il chantait La bohème, lui. Son chien, sans laisse, courait. Les piétons s’affolaient, craignant que l’animal ne se fasse frapper. Entre deux paroles, l’homme lançait : « C’est correct, tout va bien ! »

On se permet trop peu de chanter à pleins poumons, en public.

Un navire traversait l’horizon. Je l’ai fixé en réfléchissant à ce que ma sœur m’avait demandé, au téléphone, la semaine précédente...

Elle remarquait que des proches âgés étaient prêts à prendre des risques, durant les Fêtes. Ces personnes, ayant moins d’années que d’autres devant elles, tentaient de rassembler leur famille à tout prix. Est-ce qu’elles avaient raison de vouloir désobéir à certains règlements ? Est-ce que nous avions tort, en cherchant tant à les protéger ?

Je lui avais répondu que je n’en avais aucune idée, mais que, chose certaine, je n’étais pas prête à prendre le risque de précipiter la mort d’un proche… Ça ferait beaucoup trop de culpabilité avec laquelle composer ! Ma sœur était bien d’accord, évidemment. Elle avait aussi respecté les règles à la lettre, d’ailleurs. Elle a tout de même ajouté qu’en tant que mère, elle arrivait à comprendre que des parents puissent vouloir être près de leurs enfants, en période de crise.

Est-ce qu’on réalisait vraiment ce que vivaient nos aïeux, dans le creux de leur cœur ?

« Si jeunesse savait... », avait-elle conclu.

J’ai une amie qui offre des soins à domicile à une clientèle âgée. Elle m’a récemment confié que le moral de ses patients était au plus bas. Déjà que leurs proches n’osaient plus trop les visiter, de peur de les contaminer, les nouvelles mesures viennent officiellement restreindre leur réseau… Eux qui ne s’étaient pas encore remis du premier confinement. Pour beaucoup, ce fut l’épreuve d’une vie.

Et les guerres ? Et les crises économiques ? Et les autres maladies ?

« Ils ne les vivaient pas seuls », m’a-t-elle répondu. C’est la première fois qu’ils affrontent un désastre d’une telle ampleur en étant parfaitement isolés. Et ce n’est pas nécessairement plus simple pour les couples confinés. Ma copine constate une véritable détresse chez des proches aidants qui doivent composer seuls avec l’état de santé de leur partenaire et tout ce qu’il engendre comme responsabilités. Certains sont arrivés au bout de leurs ressources, de leurs limites. Ils n’en peuvent plus.

À défaut de pouvoir les voir, il faut trouver une façon de faire savoir à nos proches aînés qu’ils sont entendus. Qu’on est encore avec eux.

Ces personnes que mon amie visite s’ennuient cruellement de leur monde. Elle me cite l’exemple de cet homme qui lui a demandé de rester chez lui, cette semaine. Juste le temps qu’il joue un air d’accordéon. C’est qu’il avait l’habitude d’offrir un petit concert à sa famille, chaque Noël. Or, cette année, il n’avait qu’elle pour public…

Autant ma copine était émue, autant elle espérait que le spectacle ne soit pas trop long ; elle avait encore tellement de patients à voir ! Avec ses collègues qui tombent malades les unes après les autres, son horaire – rempli d’heures supplémentaires – est plus chargé que jamais.

« C’est triste à dire, mais j’espérais que ce soit un petit rigodon bien rythmé... »

Le vent a commencé à percer mes os. Je me suis relevée. Tout au long du chemin de retour, j’ai pensé au marcheur qui chantait Hallelujah. Une chanson souvent entendue lors de funérailles. Une chanson qui pourrait incarner la mort, mais qui, au contraire, célèbre la vie.

Dans l’essai The Holy or the Broken, Alan Light s’intéresse à l’histoire de l’hymne en dressant un parallèle entre son auteur, Leonard Cohen, et le jeune Jeff Buckley – qui l’a rendu si populaire. Deux générations d’hommes qui l’ont apprivoisé bien différemment.

C’est que le texte peut prendre tant de sens différents ! Le journaliste met d’ailleurs en relief les symboles tant mystiques que sexuels dont il regorge…

Leonard Cohen a dit qu’avec cette chanson, il souhaitait nous rappeler que l’Hallelujah peut émerger de situations qui n’ont rien à voir avec la religion. Ici, le terme peut donc être entendu comme une prière, mais aussi comme un soulagement, une catharsis, une rédemption ou même l’acceptation que les choses sont telles qu’elles sont.

« There’s a blaze of light in every word / it doesn’t matter which you heard / the holy, or the broken Hallelujah », chantait l’homme que j’avais croisé.

Au sujet de ce couplet, Alan Light écrit qu’il s’agit de lignes particulièrement importantes. Il y a un éclat de lumière dans chaque mot. Si je me permets une traduction maison, il indique que « Cohen nous dit, sans recourir au sentimentalisme, de ne pas succomber au désespoir ou au nihilisme. Les critiques se sont attardées au tragique de ses paroles, mais celles-ci nous offrent de l’espoir face à un monde cruel. Qu’il soit saint ou brisé, il demeure un Hallelujah ».

J’aime croire que c’est cet espoir que le vieillard appelait haut et fort.