Il marchait seul sur le trottoir, un soir d’été, lorsqu’une voiture de luxe a ralenti à ses côtés, les vitres baissées, la musique dans le tapis. Les passagers ont brandi de grosses liasses de billets en le narguant. Il a souri, n’a rien dit. La voiture a poursuivi son chemin. Fiston aussi.

Il avait 16 ans. Il me racontait l’anecdote cette semaine, et mon estomac s’est noué. Et si la voiture n’avait pas poursuivi son chemin. Et si ses passagers avaient décidé que son sourire était narquois, que son silence était insultant ou que son visage ne leur revenait pas.

Et si, comme Thomas Trudel… Et si, comme Jannai Dopwell-Bailey… Il va à l’école à cinq coins de rue d’où Jannai a été tué en plein jour. Il allait au secondaire à cinq coins de rue d’où Thomas a été tué en soirée. Deux garçons de 16 ans, morts à un mois d’intervalle, à Montréal. Je comptais les coins de rue sur la carte, et mon estomac s’est noué de nouveau.

Ç’aurait pu être lui.

Ils viennent au monde, et leur fragilité nous émeut. Notre instinct de survie s’éveille et s’étend jusqu’à eux. Rien au monde ne nous paraît plus précieux. Je revenais de l’hôpital il y a bientôt 18 ans, un bébé sur le siège arrière, conduisant à 20 km/h. Précautionneux à en être dangereux.

Ils grandissent, et on se dit que nos craintes des débuts, irrationnelles, viscérales, vont disparaître avec leurs dents de lait. La crainte qu’ils cessent de respirer, sans raison, dans le lit à barreaux. La crainte qu’ils se fassent intimider à l’école. La crainte qu’ils tombent à vélo et s’écorchent les genoux.

Il sera bientôt adulte, et j’ai toujours peur qu’il ne se fasse mal à vélo – une portière ouverte est si vite arrivée. Depuis quelques mois, j’ai développé la peur, irrationnelle elle aussi, qu’il se retrouve au mauvais endroit, au mauvais moment, comme Jannai, Thomas et d’autres avant eux. Une peur au ventre, sourde, qui me tenaille en permanence.

C’est plus fort que moi. J’ai beau tenter de remettre les choses en perspective, j’ai beau me rappeler que lorsque j’avais moi-même 16 ans, il y avait quatre fois plus de meurtres à Montréal qu’aujourd’hui, j’ai beau me répéter que nous vivons au Québec, pas aux États-Unis, où un jeune de 17 ans peut sortir dans la rue, une arme semi-automatique sous le bras, et tirer à vue sur n’importe qui, tuant au passage deux jeunes hommes, sans être condamné pour homicide. Rien n’y fait.

Ma peur est irrationnelle, et je le sais. Cette semaine, j’ai fait un cauchemar. Fiston était pourchassé par une bande d’adolescents armés. Je me suis réveillé avec un sentiment de vertige. La mort aux trousses, un souffle au cœur.

Lorsqu’ils sont petits, ils sont la source de petits soucis. Et quand ils sont grands, de grands soucis, me rappelait cette semaine un ami. Je sais bien qu’on n’arrête jamais de s’inquiéter pour ses enfants. Ma mère s’inquiète que ma sœur, grande voyageuse, veuille regagner un pays qu’elle a quitté d’urgence juste avant un coup d’État. Ma sœur a eu 45 ans au début du mois…

Je repense à toutes les fois où j’ai demandé à Fiston à quelle heure il allait rentrer à la maison d’une soirée au parc avec des amis. À la banalité de cette requête. Aux sombres détours du destin.

Son frère aura 16 ans au printemps. Il n’a pas de téléphone. Il n’en a jamais réclamé. Jusqu’à récemment, j’étais ravi de ne pas nourrir davantage sa cyberdépendance en lui offrant ce diabolique appareil. Mais voilà que Fiston, après 15 ans passés surtout à la maison, pour l’essentiel devant une console de jeux vidéo, a découvert les plaisirs de la marche au parc et des soirées chez des amis. Je l’ai supplié sans succès, pendant 15 ans, de sortir. Il le fait enfin de son propre gré.

Vais-je commencer à m’inquiéter de ne pas le retrouver à la maison devant un écran ? Ce serait absurde. Et pourtant…

Je ne peux m’empêcher de penser à ces ados qui se font tabasser parce qu’ils se sont tenus debout devant leurs intimidateurs après avoir été taxés de leur portable. Ce n’est pas rationnel, je le répète.

Traitez-moi de papa poule si vous voulez, de flocon de neige si cela vous chante. De woke, même, ce mot-épouvantail qui sera exploité jusqu’à l’épuisement des stocks.

Vous n’avez pas de téléphone et vous ne vous en portez que mieux ; dans votre jeunesse, on vous offrait une orange à Noël, qui servait à la fois de balle de tennis, de collation nutritive et d’appareil pour soigner une fasciite plantaire. Le bon vieux temps, je sais.

Je ne suis pas dupe. Je conçois très bien que si je succombe à la tentation d’offrir un téléphone à mon fils, ce ne sera pas tant pour lui faire plaisir que pour nous rassurer, sa mère et moi, sur ses allées et venues. Je tente pourtant, autant que faire se peut, de pratiquer le lâcher-prise avec mes fils. De les laisser vivre leurs propres expériences, en les guidant bien sûr, mais sans les infantiliser.

N’empêche que, parfois, je m’inquiète pour eux. Beaucoup. Trop sans doute.

« Ça va, papa ? » Il a lu cette semaine, dans mes yeux embués, mon inquiétude. Il m’a serré contre lui. Nous sommes restés ainsi, plusieurs secondes, enlacés, silencieux. Un fils consolant son père. J’ai enfin réussi à répondre, sans hoqueter, une phrase : « C’est pas toujours facile d’être papa. »