Il y a des idoles dont on hérite.

Ma mère écoutait beaucoup Richard Desjardins. Sa musique a bercé ma jeunesse et ne m’a jamais quittée, depuis. Évidemment, le regard que je pose sur l’homme et son œuvre a changé. L’époque où j’étais convaincue qu’il me connaissait, puisqu’il chantait au sujet d’une « belle Rose-Aimée », est bien révolue. En vieillissant, j’ai non seulement compris que je n’étais pas la seule à porter ce prénom (quoique…), j’ai saisi la poésie, les envolées et la voix de Desjardins.

Pourtant, sa musique sent encore les produits nettoyants que ma mère utilisait pour faire le ménage et ses notes me font toujours le doux effet des faux ongles maternels caressant mon cuir chevelu.

Je profite donc du dossier que La Presse présente ce dimanche au sujet des idoles pour tenter de comprendre le rôle que jouent ces héros aimés d’une génération à l’autre.

Qu’est-ce que notre mère espérait, en nous faisant cadeau de son amour pour Richard Desjardins ou un autre ?

Une transmission de valeurs

« Quand je parle de sport avec mon père, on est en train de se parler de nous autres », lance spontanément Samuel Archibald, auteur, professeur à l’UQAM et spécialiste de la culture populaire. Il a beaucoup réfléchi à la fonction des idoles, qui conservent certaines caractéristiques des héros de la Grèce antique, selon lui.

« Je pense que les idoles sportives jouent le rôle d’exemplifier un comportement ou une vertu », m’explique-t-il.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Samuel Archibald

Que ce soit la force, le courage ou la résilience, quand on parle d’une idole, en famille, on dégage quelles sont nos valeurs communes. C’est-à-dire ce qu’on admire chez elle et ce qu’on aime moins aussi…

Samuel Archibald, auteur et professeur

« Parce qu’au-delà de leurs exploits, on choisit nos héros pour leurs failles. Ils nous humanisent et nous renvoient à notre propre capacité de nous améliorer, voire de corriger nos erreurs à travers certaines réussites. »

Samuel Archibald me cite l’exemple de Mickey Mantle, joueur de baseball étoile qui composait avec l’alcoolisme : « Je n’étais même pas né quand il a arrêté de jouer ! Ça relève de l’histoire orale… Il a un statut de légende dans ma famille, mon grand-père en parlait à mon père et tout ça m’est revenu, un jour. Mon père tripait aussi sur Guy Lafleur – qui fumait une cigarette entre la première et la deuxième période ! Quand il me parlait de lui, il était un peu en train de me dire : “Je sais que je ne suis pas parfait, mais compte toujours sur moi pour scorer un goal, s’il le faut.” »

Les héros de nos parents cachent de jolis non-dits.

Un héritage culturel

« J’ai beaucoup hérité des goûts musicaux de ma mère, me confie pour sa part Jean-Sébastien Girard. J’aimais la musique qu’elle écoutait. Elle me touchait. Et je la trouve toujours réconfortante ! »

L’animateur de JS Tendresse (ICI Première), chroniqueur (La soirée est encore jeune) et auteur (Québec 80) est un nostalgique notoire. J’ai tout de suite pensé à lui quand j’ai commencé à réfléchir aux idoles de famille.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Jean-Sébastien Girard

Comme ma mère chantait pour des personnes âgées et que je la suivais partout, enfant, j’avais le répertoire musical de ma grand-mère ! J’ai vu la Poune sur scène… Disons que j’ai du chemin à faire avant de me sentir concerné par Loud.

Jean-Sébastien Girard, animateur et chroniqueur

Et il est loin d’être le seul à toujours se laisser émouvoir par les idoles de sa mère. « Quand on reçoit des demandes spéciales, pour JS Tendresse, la moitié des gens veulent entendre une chanson qui jouait dans la voiture familiale. La trame sonore de l’enfance est un marqueur intéressant dans notre vie. »

Effectivement, un lien affectif nous unit aux héros de nos parents. Mais il est aussi présent non seulement au sein d’une famille, mais aussi dans la société, selon Jean-Sébastien Girard. « Le karaoké en est la plus grande démonstration ! À minuit, tout le monde chante la même chanson des BB ou de Ginette Reno, sans le moindre snobisme. On chante à l’unisson, entre purs inconnus. Les chansons qui nous ont fait vibrer sont un liant extraordinaire… »

Réévaluer ses idoles

Une question me chicote. Si un parent tente de nous transmettre des valeurs précises en nous exposant à ses idoles et que les exploits desdites idoles tissent notre culture, peut-on se permettre ensuite de leur tourner le dos ? De refuser ce legs parce qu’il n’est pas en accord avec nos goûts, voire nos valeurs ?

Samuel Archibald réfléchit un instant avant de me répondre. « Je pense que l’esprit critique nous demande de réévaluer nos idoles d’enfance. Sans en abandonner, j’en ai remis plusieurs en cause, justement à cause des valeurs auxquelles on les associait. Dans la masculinité traditionnelle, je crois qu’on valorise beaucoup certains défauts. On a tendance à vendre l’idée que pour être un grand héros, il faut être excessif en tout ! Est-ce qu’on peut être un bon joueur de basket sans avoir un caractère terrible ? »

À l’opposé du spectre, si on doit parfois poser un nouveau regard sur les Michael Jordan de notre enfance, on peut aussi adopter l’idole d’un parent à rebours. Par exemple, le jeune Jean-Sébastien Girard ne tripait pas particulièrement sur Charles Aznavour. Or, l’animateur saisit aujourd’hui pourquoi Hier encore est une œuvre immense : « C’est une chanson qu’on apprécie au mitan de la vie. Je comprends enfin l’obsession que ma mère lui portait… »

Les ponts se créent parfois sur le tard, mais ils n’en sont pas moins importants.

Un endoctrinement ?

Alors, quelles sont les idoles que Samuel Archibald souhaite maintenant léguer à ses enfants ?

L’auteur me parle du rappeur Notorious B.I.G. et de figures fictives aussi singulières que fortes. Ripley et Sarah Connor, respectivement tirées des films Alien et Terminator, par exemple : « C’est super important pour moi de transmettre le “badassness” à mes enfants, donc je veux qu’ils rencontrent l’héroïne badass originale. Si ça peut être ça, le rôle d’une femme dans un film, ça peut l’être dans la vie aussi ! »

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Ça me fait penser : est-ce qu’on n’embrasse pas parfois les idoles de nos parents parce qu’on sait qu’ils rêvent qu’on leur ressemble ?

Au fond, est-ce qu’on cherche simplement l’amour parental ?

Samuel Archibald convient que c’est possible, tout en m’affirmant que les enfants voient souvent clair dans ce jeu. Pour éviter l’endoctrinement, c’est ici que l’esprit critique intervient. À nous de démêler ce qu’on veut garder ou non de ces héros.

Ce qui me ramène à Richard Desjardins…

À bien y penser, tout est bon chez lui. Comme le chante Brassens, « y a rien à jeter ».

Alors merci, Maman, pour l’idole impeccable. Il ne me reste plus qu’à découvrir si ses hymnes se feraient aussi fédérateurs dans un karaoké, maintenant !

Chose certaine, même le plus miteux des bars à chanson sentirait momentanément le savon que tu utilisais pour laver le plancher de la maison…