Nancy Guilmette fait pousser la vie dans le béton. Elle remplit de végétaux des garages abandonnés, des bâtiments en construction et même des cinémas. Je connaissais son œuvre, mais pas la femme. Puis, un jour, elle m’a lancé une invitation par Instagram. « Passe me voir ! On va boire du vin… »

Je refuse rarement de me rendre là où il y a des artistes brillantes et de l’alcool. J’ai donc entraîné mon amie Frédérique avec moi dans la plus récente installation de Nancy, qui venait de poser ses plantes dans un hôtel en construction du quartier Mile End. L’œuvre éphémère Chambre 202 était conçue pour être observée du trottoir, mais on a eu la chance de monter voir de près la petite jungle érigée au deuxième étage. Un tableau envoûtant, un poumon dans la ville.

PHOTO OLIVIER RUEL, FOURNIE PAR OLIVIER RUEL

L’œuvre éphémère Chambre 202 de Nancy Guilmette

Nancy a pointé trois chaises pliantes, puis elle a versé du vin dans des tasses à café. « Je ne fais pas monter beaucoup de gens, mais je suis contente que vous soyez là ! J’aime ça, rencontrer du nouveau monde. » Au bout d’un moment, elle nous a tendu un cigare. Et si je l’écris, c’est parce que je crois que la scène témoigne de l’onirisme du moment. On était trois femmes, cigare à la main, à regarder une flore illuminée dans un immeuble à moitié construit. Des passants s’arrêtaient pour nous observer, curieux.

Je me demande si, l’espace d’un instant, on n’a pas fait partie de l’installation…

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On en est venues à parler de Montréal. Frédérique a confié qu’elle peinait à retrouver son enthousiasme pour la ville, depuis la pandémie. Comme si une part de la métropole était morte avec le confinement. Nancy nous a alors raconté le Montréal des années 1990, une période d’effervescence…

« On entrait en relation avec une plus grande facilité, je crois. Il y avait plus de réseautage entre les artistes et une meilleure vie de quartier. Probablement parce que les appartements étaient vraiment moins dispendieux ! »

Nancy nous a parlé d’une mixité sociale et d’une soif de rencontre qui se sont amoindries, tandis que rester sur l’île est devenu plus difficile. Elle a brossé le portrait d’une décennie où les lofts se remplissaient d’êtres aussi libres que créatifs. Elle a d’ailleurs habité celui dans lequel Charles Binamé a tourné Eldorado : « Un film qui dépeint exactement le Montréal dont on était fiers, à l’époque… »

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

L’artiste Nancy Guilmette

Ça existe encore, tout ça, Nancy ? « Je crois que le lien communautaire est toujours là, mais j’ai l’impression qu’il faut être plus à l’affût. On doit prendre le temps de s’arrêter pour voir les gens. Je le remarque, dans mes installations. Deux jours après que je suis arrivée, des résidants du quartier commencent à me saluer, à me poser des questions, à venir me voir… Ça se peut encore, mais il faut être perméable à ce qui nous entoure. »

Ça m’a fait sourire. Bien sûr que ça existe encore ! Est-ce qu’on n’était pas là, à jaser avec cette femme qu’on ne connaissait pas, quelques minutes plus tôt ? J’ai réalisé que Nancy Guilmette incarne très exactement le Montréal que j’aime, en fait. Elle le garde vivant. Celui qui surprend, qui t’attend dans le détour. Qui te tend la main dans l’espoir de te faire vivre quelque chose. N’importe quoi. Tu peux être qui tu veux, ici. Avec qui tu veux.

Pandémie ou non, Montréal demeure cette ville à la fois vibrante et secrète. Celle où tes voisins cachent les meilleures histoires et où tu croises toujours tes ex. Montréal est un grand lit, l’intimité passe par tous ses racoins.

C’est l’endroit où il fait bon faire du vélo la nuit, sentir le charbon des parcs et la fumée des rôtisseries portugaises.

Ce sont les enfants qui s’arrêtent à ta fenêtre pour parler à ton chat et les restaurateurs qui connaissent tes plats préférés. C’est un spectacle à chaque coin de rue et des gens qui s’embrassent sous les lampadaires.

C’est la culture dans les salles, devant et dehors. Partout, tout le temps.

Les terrains vagues revitalisés par des citoyens, les jardins de balcon, les graffitis vulgaires, l’art plein les ruelles, les fêtes de quartier avec les matous errants qui contournent les ballons.

Les parcs à chiens – officiels ou non. Le mont Royal avec le sexagénaire qui court toujours nu-pieds. Le monde étrange, les enterrements de vie de garçon et les femmes en talons hauts sans manteau, malgré janvier.

Montréal, c’est le boulevard Saint-Laurent un vendredi soir et le parc Émilie-Gamelin un dimanche matin. C’est commander un verre dans un demi-sous-sol, puis attendre toute une vie que les travaux sur ta rue soient finis.

Ce sont les employés de la SAQ qui partagent leur paquet de cigarettes avec l’homme assis sur une boîte en carton, devant l’entrée.

PHOTO IVANOH DEMERS, ARCHIVES LA PRESSE

Montréal, c’est aussi bon nombre de travailleurs qui se rendent à la job en skis de fond, à chaque première neige.

Les travailleurs qui se rendent à la job en skis de fond, à chaque première neige. Les langues qui se mélangent, les accents qui pleuvent, les villes souterraines imaginaires, les clubs de danseuses, les terrains de basket, les groupes communautaires, les aînés qui prennent leur café, les files à l’heure du brunch, les gens d’affaires, les étudiants, les militants, les diseuses de bonne aventure, les perdus, les retrouvés.

C’est celle que j’ai choisie, à la seconde où je l’ai vue.

« Je me souviens de m’être promis, en regardant les gratte-ciels, de vivre ici quand je serais grande. Je ne l’ai jamais regretté.

— Tu devrais écrire une chronique là-dessus. Tu viens de me rappeler pourquoi Montréal mérite d’être aimé.

— Ah, oui ? Si tu le dis, Fred… »

Consultez le compte Instagram de Nancy Guilmette