Mon rêve de tenir un courrier des lecteurs se réalise enfin !

Il y a quelques semaines, j’ai écrit une chronique au sujet de mon passe-temps favori : marcher le soir et jeter un bref regard à travers les fenêtres dont les rideaux ne sont pas tirés. En réponse à cet article, une lectrice – France, 64 ans – m’a envoyé un intéressant courriel, courriel qu’elle terminait en abordant plus largement le thème de la pudeur…

Lisez le billet « À travers vos fenêtres »

« Je ne suis pas de ceux qui aiment afficher leur vie personnelle sur les réseaux sociaux. Cette pudeur ne semble pas partagée par les plus jeunes générations : leur vie privée s’étale généreusement sur Facebook ou Instagram. Je ne m’en explique pas le pourquoi et je juge ça un peu risqué ! Est-ce que vous en avez une explication ? J’ai envie de comprendre. »

J’ai répondu à France que je trouverais avec plaisir des pistes de réflexion.

En toute transparence, j’étais ravie ! L’espace d’un instant, j’aurais l’honneur de me mettre au service du lectorat, comme les Louise Deschâtelets et Manuel Hurtubise que j’estime tant.

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Réglons d’abord une question : les jeunes adultes d’aujourd’hui sont-ils moins pudiques que leurs prédécesseurs ?

« Oui, mais ça fait partie d’un processus de très longue durée », me répond Chiara Piazzesi, professeure de sociologie à l’Université du Québec à Montréal (UQAM).

Celle qui s’intéresse notamment aux études sur le numérique m’explique qu’en Occident, depuis la fin du XIXsiècle, on dévoile de plus en plus la sphère privée (qui regroupe les émotions, le vécu, la sexualité et les aspects les plus intimes d’une personne). Dans la théorie, on parle même d’un processus « d’informalisation ».

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Chiara Piazzesi, professeure de sociologie à l’UQAM

« Avec la fin de certaines hiérarchies sociales, les relations sont devenues beaucoup moins formelles, me dit la sociologue. Le XXsiècle a ouvert le chemin à un partage de plus en plus important de l’identité individuelle ou de ce qu’on considère comme étant “son vrai moi”… »

Et ce vrai moi, il se définit aujourd’hui entre autres par nos expériences, nos émotions, voire notre identité de genre ou notre orientation sexuelle. C’est donc ce qu’on exhibe sur les réseaux sociaux. Maintenant, doit-on s’en inquiéter, comme se le demande France ?

« Les nouvelles générations apportent souvent des codes qui ne sont pas nécessairement acceptés par les précédentes, mais c’est dans cette négociation-là que se fait le changement culturel », souligne Chiara Piazzesi.

Une fois qu’on fait l’économie d’une certaine panique morale, on remarque que grâce aux partages faits dans les sphères numériques, les liens se créent beaucoup plus sur la base d’une proximité des vécus identitaires, émotionnels et expérientiels qu’en fonction d’un rôle social, comme l’emploi qu’on occupe. C’est sur la base de notre individualité qu’on bâtit des réseaux !

Chiara Piazzesi, professeure de sociologie à l’UQAM

C’est beau, ça, non ? Or, il serait faux de croire que cette liberté est toujours accessible. Comme le rappelle Chiara Piazzesi : « Il y a des milieux dans lesquels dévoiler son identité de genre ou son orientation sexuelle pose problème. Ce n’est pas le paradis de l’expression de soi pour tout le monde ! Il y a encore des dynamiques d’oppression importantes. »

La transparence est un privilège.

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Second arrêt pour trouver des réponses aux questions que se pose France : l’organisme Les 3 sex*. Parce que s’il faut réfléchir à la pudeur des jeunes adultes, impossible de passer à côté de leur rapport au corps.

« C’est une génération qui vit l’espace privé de manière différente », confirme d’emblée Estelle Cazelais, sexologue et vice-présidente de l’organisme.

Selon elle, si des jeunes se dévoilent davantage sur les réseaux sociaux, c’est notamment par militantisme. « Les corps ne sont pas égaux. Certaines personnes ont plus de risques de subir des violences que d’autres, de par leur apparence, par exemple. Les luttes féministes intersectionnelles ont contribué à créer un mouvement voulant que le corps nu ait le droit d’habiter l’espace public sans violence. De jeunes adultes se donnent maintenant un espace pour montrer leur corps sans s’en excuser. Ça va au-delà de la nudité… C’est le résultat social d’années de lutte ! »

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

Estelle Cazelais, sexologue et vice-présidente de l’organisme Les 3 sex*, et Marion Bertrand-Huot, présidente de l’organisme

Marion Bertrand-Huot, présidente de l’organisme, prend la balle au bond : « Pour moi, la notion de pudeur se résume à une question : qu’est-ce qu’on peut montrer sans que le consentement de l’autre soit nécessaire pour ne pas créer d’inconfort ? Sur les réseaux sociaux, on doit soi-même visiter l’espace intime d’une personne pour accéder à son contenu. Il y a un certain pré-consentement… L’idée de pudeur revient donc à la personne qui regarde. Par exemple, on a tendance à hypersexualiser la femme noire. On peut juger qu’elle manque de pudeur plus rapidement, à cause de la manière dont on la perçoit. »

Le débat sur la pudeur en implique donc un sur les inégalités et la censure : que doit-on masquer d’un corps ? Marion Bertrand-Huot croit d’ailleurs que les jeunes adultes nous invitent aujourd’hui à remettre en question nos a priori sur la nudité.

« Pourquoi les mamelons masculins ne sont-ils pas associés à un manque de pudeur, tandis que n’importe qui ayant des seins doit les cacher ? Je pense que la génération Z demande le droit à une nudité différente… Après, c’est dur de comparer cette volonté avec celle des générations précédentes parce qu’on ne sait pas ce que les jeunes auraient fait avec les plateformes numériques, dans les années 1970, 1980 ou 1990 ! »

Ce qui m’amène à ma propre question (désolée, France, je suis une égoïste) : est-ce que la pudeur s’est transformée, dans les dernières décennies, sur le plan strictement corporel ?

Selon Marion Bertrand-Huot, aujourd’hui, les jeunes se battent beaucoup pour qu’on reconnaisse que tous les corps ont le droit d’être désirables. On est dans l’inclusion, mais aussi dans une certaine perspective sexuelle. Comme si on peinait à voir le corps pour la simple enveloppe qu’il est…

« En Amérique, on est rendus inconfortables avec la nudité d’un enfant de 2 ans, à la plage », souligne-t-elle.

On ne parle presque plus de nudité non sexuelle, comme on le faisait beaucoup dans les années 1970. D’ailleurs, les camps de nudistes sont en train de mourir.

Marion Bertrand-Huot, présidente de l’organisme Les 3 sex*

Et si on s’inspirait des générations précédentes pour arriver à voir le corps au-delà du spectre sexuel, avec toute la pudeur que ce dernier oblige ? En contrepartie, on pourrait s’inspirer de la génération Z qui, elle, nous enseigne que les médias numériques nous permettent de prendre un certain contrôle sur notre image…

Un égoportrait peut être bon pour l’estime, comme le souligne Estelle Cazelais : « En publiant notre portrait, on s’approprie le dévoilement de notre corps et de notre beauté. On se donne le droit d’exister dans l’espace public et on peut en ressortir plus confiante ! »

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Alors voilà : la pudeur a changé, or, elle se transforme depuis un bon moment déjà.

Les jeunes se dévoilent davantage, mais c’est en partie pour revendiquer leur droit d’être là, pour mieux se définir et pour créer des liens avec les autres en fonction de leur vécu.

Aussi, l’égoportrait ne devrait pas avoir d’âge.

En espérant avoir répondu à vos questions,

Rose-Aimée Automne Deschâtelets-Hurtubise