« Tes ados vont bien ? » J’ai posé la question sans arrière-pensée, il y a deux ans, à un ami que je ne vois pas souvent ; il habite la banlieue de Québec. Il m’a appris qu’il n’avait plus un fils et une fille, mais désormais deux fils. Je lui ai parlé d’un autre ami, dont la fille était elle aussi en transition.

Le phénomène n’est pas largement répandu. Mais il se trouve que dans mon entourage, deux pères de mon âge ont des enfants qui ont fait le choix courageux de vivre non pas selon ce que dicte leur identité biologique, mais en harmonie avec leur identité sexuelle. J’ai aussi un ami dont l’enfant se considère comme non binaire et préfère depuis quelques années ne plus être appelé par le prénom qu’on lui a attribué à la naissance.

J’ai repensé à ces amis, cette semaine, en entendant à la radio et en lisant dans les journaux et les réseaux sociaux quantité de farces plates et de commentaires déplacés de gens qui n’en reviennent pas que Jon Kent, le personnage fictif du fils de Clark Kent et de Lois Lane, dans la bande dessinée Superman, soit bisexuel. « Pourquoi pas un Superman transgenre, pansexuel ou skoliosexuel, tant qu’à y être ? » Elvis Gratton, sors de ce corps !

J’ai même lu une analyse délirante sur la prétendue émasculation de l’homme blanc hétérosexuel occidental – cette éternelle victime –, inspirée par le dévoilement de l’orientation sexuelle du fils de Superman, qui, je le rappelle, est un extraterrestre arrivé de la planète Krypton…

Si la transition reste extrêmement rare, le fait d’afficher sa bisexualité pour un adolescent est devenu, dans certains milieux, quasi banal en 2021. Je ne prétends pas que les jeunes bi ne sont pas victimes de préjugés ni de discrimination. On n’a qu’à voir la réaction au coming out de Jon Kent pour s’en convaincre. Mais les jeunes Québécois osent de plus en plus s’afficher tels qu’ils sont, inspirés en cela par des personnalités publiques bisexuelles comme Hubert Lenoir.

La fluidité des genres et des orientations sexuelles, le fait d’aimer un être humain pour ce qu’il est, fondamentalement, peu importe qu’il soit un homme, une femme ou quelqu’un qui ne s’identifie à aucun de ces groupes, ne date pas d’hier. C’est en revanche un concept qui est mieux compris et plus accepté chez les jeunes de 17 ans que chez leurs parents ou leurs grands-parents. C’est une question d’éducation, avant tout.

Selon un sondage mené en mai dernier par le Regroupement des maisons des jeunes du Québec auprès de 574 adolescents de 12 à 17 ans, les causes qui leur tiennent le plus à cœur sont dans l’ordre la lutte contre le racisme et les droits des Autochtones (33 %), les droits des femmes (31 %) et les droits des LGBTQ+ (29 %), écrivait en début de semaine ma collègue Catherine Handfield. Je présume que le sort de la planète n’arrive pas loin derrière.

Or, il s’en trouve pour reprocher aux auteurs de Superman de faire du fils de Clark Kent – appelons-le SuperFiston – un personnage en phase avec les préoccupations des jeunes d’aujourd’hui. « Il sera aussi engagé contre les inégalités sociales, le réchauffement climatique et pour les réfugiés », regrettait cette semaine un commentateur conservateur, pour qui cette évolution relève d’une « rééducation » woke.

Parce qu’il faudrait que les enfants de superhéros soient favorables aux inégalités sociales ? Anti-immigration ? Pour la prolifération des gaz à effet de serre ? J’ai dû relire cette chronique pour m’assurer qu’il ne s’agissait pas d’un brouillon de numéro de stand-up destiné à une soirée d’humoristes amateurs recalés.

Le personnage de Superman, créé par deux fils d’immigrants juifs à la fin des années 1930, défend depuis toujours la veuve, l’orphelin et le rêve américain de tous ceux qui ont fait des États-Unis leur pays, peu importe leur origine, leur religion ou la couleur de leur peau. Il était « super woke » bien avant que ce terme ne soit galvaudé par la droite. Et il serait le premier à accueillir à bras ouverts chez lui le chum ou la blonde de son fils bisexuel. Comme du reste quantité de parents québécois ouverts d’esprit.

La preuve n’est plus à faire : le statu quo ante est un fantasme des nostalgiques du siècle dernier. Ils refusent d’être bousculés dans leurs privilèges historiques.

Après tout, l’homme blanc hétérosexuel domine les sociétés occidentales depuis la nuit des temps. Pourquoi changer une formule gagnante ? Pourquoi partager le pouvoir avec les immigrants racisés, les homosexuels ou encore les femmes ? Elles ne comptent après tout que pour 51 % de la population…

Ils sont beaucoup, semble-t-il, à regretter l’époque révolue où les superhéros étaient parfaitement en phase avec leur vision figée de la société. C’est-à-dire une société dirigée par des hommes, blancs et chrétiens, dont les femmes restaient sagement à la maison, à enfanter, cuisiner et passer la serpillière. Certains appellent ça la Grande Noirceur. D’autres le bon vieux temps où l’homme, « le vrai », incarné par un James Bond avec une poitrine velue et un postiche, pouvait mettre la main au cul de la première venue comme bon lui semblait et lui commander de quitter la pièce parce que « vois-tu mon petit, on a à discuter de choses sérieuses entre hommes »…

Ces réactionnaires voudraient que l’on fasse fi de 60 ans de féminisme et que James Bond soit exactement le même qu’il était à l’écran à ses débuts, profondément machiste et convaincu de pouvoir déterminer à lui seul, au gré de ses envies et de ses conquêtes, ce qui constitue ou non un consentement sexuel libre et éclairé. Un SuperMononcle anachronique, aussi décalé que ces commentateurs conservateurs dans une société en constante évolution.

Ceux-ci crieraient sans doute à l’hérésie s’ils apprenaient que l’interprète de James Bond portait un veston de velours rose à la première de son plus récent film et qu’il a l’habitude de sortir dans les bars gais, où il trouve moins d’abrutis qui veulent se battre avec lui. Il leur préfère la compagnie de ceux qui savent faire la différence entre un comédien de 53 ans, bien de son temps, et un personnage de fiction.