Ne vous fiez pas à l’image qui accompagne cette chronique. Elle est trompeuse. Je parle bien sûr de la mienne. Je ne ressemble plus à mon « bloc-photo », comme on dit dans le jargon journalistique. « Y a pas photo », dirait-on au Télégramme de Brest.

Cette photo n’est pourtant pas si ancienne. Seulement, je ne suis plus à la fin de la quarantaine celui que j’étais au début de la quarantaine. Mes cheveux n’ont plus assez de poivre pour mettre en lumière le sel, on pourrait me surnommer Barbe-Blanche, mon visage est buriné de pattes d’oie et, pour tout vous avouer, des poils y poussent désormais à des endroits insoupçonnés (les oreilles !?).

« La photo qui chapeaute vos textes, m’écrit un lecteur bienveillant, est un fake news permanent, et du coup on se questionne sur la pertinence de vos textes. Le reste est-il également bidon ? Pourquoi tricher ainsi ? »

Pourquoi ne pas mettre à jour ce bloc-photo alors qu’on me le demande si gentiment ? C’est tentant… Non, M. Veyron, ce n’est pas pour duper le lecteur que vous êtes, mais bien, comme je l’expliquais récemment à une autre lectrice, parce que c’est le moindre de mes soucis en période de pandémie.

Cela dit, je ne suis pas dupe ni aveugle. Je le constate moi aussi, après 18 mois de confinement, de télétravail et d’inquiétudes, petites et grandes, liées à la pandémie (il y a eu un cas de COVID déclaré dans la classe de Fiston la semaine passée) : j’ai pris un coup de vieux.

Je suis passé ces dernières années de la relative insouciance d’un marathonien père de jeunes enfants (remarquez le regard ingénu et le visage de chérubin de ce bloc-photo) à la fatigue permanente du patriarche semi-sédentaire d’une maisonnée d’adolescents.

J’ai retrouvé la taille de mes 30 ans… c’est-à-dire celle que j’avais avant de me mettre à la course à pied. Je m’imagine en Eliud Kipchoge du Rosemont adjacent dès lors que mon téléphone intelligent m’indique que j’ai parcouru 10 000 pas dans une journée. Aller magasiner une prothèse à trois coins de rue afin de soulager une épicondylite est désormais synonyme pour moi de partir à l’aventure.

J’ai bien voulu mettre ma récente prise de poids – confirmée cette semaine par un collègue photographe – sur le compte du satané métabolisme qui ralentit après un certain âge. Or, ai-je appris avec dépit cette semaine dans le New York Times, le métabolisme demeure le même, de la vingtaine jusqu’à la soixantaine. « Vous brûlez les calories aussi efficacement à 55 ans qu’à 25 ans », selon les plus récentes études.

On dit que lorsqu’on se compare, on se console. J’ai aperçu par hasard cette semaine un vieil ami de l’école secondaire qui courait, sac au dos, vers le travail. Philippe fait du transport actif depuis toujours. Il n’a pas pris de coup de vieux, lui. C’est du moins ce qu’il m’a semblé, du siège de ma voiture, malgré ma myopie sévère et ma presbytie de fraîche date.

Ces jours-ci, je me sens comme un président américain qui termine son deuxième mandat à la Maison-Blanche, regrettant les tempes grisonnantes de sa première campagne électorale, sa crinière argentée témoignant d’heures à s’arracher les cheveux devant l’ampleur de la tâche à accomplir. Sauf que je ne dirige pas les États-Unis : je gère les poubelles, le compostage et le recyclage.

Lorsque je dis que j’ai pris un coup de vieux, je ne parle pas que du blanc de mes cheveux ni de ma forme physique peu enviable, mais de mon niveau d’énergie vacillant et de ma mémoire de poisson betta. J’oublie de plus en plus de mots, qui restent désespérément coincés sur le bout de ma langue.

Heureusement qu’il y a la science pour me rassurer et me rappeler (avant que je ne l’oublie) qu’il est normal, lorsqu’on est contraint quotidiennement à la même routine, d’en perdre des bouts. De nombreuses études ont en effet démontré que l’isolement et l’absence de contacts sociaux ont des impacts néfastes sur la mémoire. Moins il nous arrive de choses, moins on a envie de le raconter. Moins on rencontre de gens, moins on a l’occasion de le raconter. Et moins on le raconte, moins on risque de se le rappeler.

Aussi, moins on change de décor, moins on a d’indices nous permettant de distinguer un évènement d’un autre. Moins on sort de la maison pour aller au bureau, par exemple, plus ça se mélange dans un grand brouillard d’appels téléphoniques et de séances Zoom. Plus on est confiné dans le même espace, contraint à une routine répétitive, moins l’hippocampe de notre cerveau, essentiel à la mémoire, est stimulé, selon une étude du département de psychiatrie de l’Université McGill.

Et lorsqu’un contexte particulier nous rend anxieux – disons, une pandémie mondiale… –, notre mémoire est moins disponible et efficace pour des tâches banales du quotidien (comme se rappeler le jour où il faut mettre le recyclage et le compostage à la rue). Je ne me souviens jamais si c’est le mercredi ou le jeudi… En revanche, ma mémoire à long terme semble intacte. Je me rappelle dans le menu détail mes années de cégep et j’ai entrepris d’en ressasser le moindre souvenir insignifiant avec Fiston, qui vient d’entreprendre le collégial. « Tu vas voir, c’est exactement comme ça que ça va se passer », lui dis-je de manière péremptoire, présumant que son expérience sera identique à la mienne. « Ça fait 30 ans, papa ! », me rappelle-t-il, portant un coup de glaive à mon orgueil nostalgique. Ça fait 31 ans, pour être précis.

Dans quelques mois, il aura 18 ans. Dans moins de deux ans, j’aurai droit à une carte rabais de la FADOQ (l’ancienne Fédération de l’âge d’or du Québec). Coup de vieux, vous dites ? Ce qui m’a vraiment achevé, le week-end dernier, c’est d’apprendre dans nos pages que je suis né la même année qu’Erin O’Toole.

« Je n’ai pas l’air d’un chef conservateur quand même ?

— Ben non, papa ! Même avec ta barbe, t’auras jamais l’air de ça ! »

Quand on se compare, parfois, on se console.