Eli San est indignée. Sur les réseaux sociaux, cette bibliothécaire dénonce le sexisme, les injustices et les violences sexuelles. Dans son premier essai, Cet exécrable corps, c’est son enveloppe corporelle et la grossophobie ambiante et internalisée qui suscitent son indignation. Un récit cru et très dur, qui tranche avec le discours habituel contre la grossophobie.

Eli San – un nom de plume – n’aime pas son corps. Il la dégoûte même et elle l’exprime sans censure. Ayant vécu dans un corps mince pendant 26 ans, elle a pris du poids il y a cinq ans, un effet secondaire de la prise d’antidépresseurs. Ne s’identifiant pas au discours positif sur la diversité corporelle et l’acceptation de soi, elle prend son clavier pour cracher sa haine envers lui, une haine nourrie par la société, l’industrie de la publicité, la médecine. Et par une grossophobie internalisée qu’elle dit avoir voulu tenter de disséquer, bien que l’essai relève davantage du récit autobiographique que de l’analyse approfondie.

« Avant de songer à guérir, j’ai envie d’explorer, de rendre visite à toute la hargne que j’entretiens envers le corps que j’habite […] J’ai soif de mots crus et d’honnêteté, d’une purge collective de toutes ces pensées immondes qui tapissent nos psychés », écrit-elle.

Dans un assemblage de fragments, elle se confie sans tabous sur son inconfort vestimentaire, sur l’image de laideur que lui renvoie son miroir intérieur, sur sa volonté de perdre du poids et sur la baisse de désir de son « tendre amoureux » qui a progressivement déconstruit lui aussi sa propre grossophobie.

Avant même sa sortie mardi dernier, le livre a été dénoncé par plusieurs militantes antigrossophobie dans des « stories » publiées sur Instagram.

Eli San s’est fait qualifier de grossophobe et de pas vraiment féministe. Certaines ont été blessées d’être exposées à un jugement si dur dirigé contre un corps plus petit que le leur.

À l’instar des journalistes, ces militantes avaient reçu le livre à l’avance et n’ont pas été prévenues de sa violence. Ce n’est qu’après que l’une d’elles a contacté Les Éditions du remue-ménage que celle-ci les a informées du caractère violent de l’ouvrage.

Ces critiques ont pris l’autrice par surprise : « Ç’a été difficile. Le but de ce livre-là, c’est tellement, mais tellement pas de faire souffrir. » Depuis, elle multiplie les traumavertissements sur ses réseaux sociaux. Puisque toutes ne sont pas prêtes à recevoir une telle haine de soi.

Différents points de vue

Eli San se défend d’alimenter la grossophobie. Elle distingue la grossophobie systémique qui, selon elle, consiste à appliquer « nos pensées, nos comportements et nos attitudes envers les autres d’une manière discriminatoire uniquement parce qu’ils sont gros » et la grossophobie internalisée qu’on applique à soi-même.

Selon le site de référence Grossophobie.ca, la grossophobie internalisée est « une grossophobie qui aurait été assimilée par une personne et adoptée par elle, dans le cadre d’un processus mental non conscient ». Entretenir des pensées négatives envers son propre corps gros est souvent considéré comme un comportement grossophobe. Il s’agit notamment d’un point de vue mis de l’avant par Gabrielle Lisa Collard dans son essai Corps rebelle.

« Si on a intégré de la grossophobie internalisée, pour moi, ça ne veut pas dire qu’on est grossophobe », s’oppose Eli San.

Le jugement qu’elle applique sur son propre corps, elle dit ne pas le transposer sur celui des autres.

« Quand je regarde les autres, ça peut être un corps identique au mien, je ne suis pas nécessairement capable de me voir aussi belle que je vois ces personnes-là. » C’est d’abord, croit-elle, une question liée à l’estime de soi. « Je ne suis pas capable de m’appliquer le même gabarit que je postule aux autres. »

La pression de l’acceptation

Pour elle, célébrer ce corps qu’elle n’accepte pas n’est qu’une obligation de plus. Et ne pas y parvenir fait s’installer en elle un grand sentiment de culpabilité. C’est pour cette raison qu’elle a écrit ce livre. Pour, dit-elle, remédier à un angle mort du mouvement pour la diversité corporelle et pour rejoindre d’autres femmes qui ne se reconnaissent pas dans le discours actuel.

« Je ne m’y reconnais pas au sens où ça ne m’a pas aidée à cheminer, même si j’ai essayé pendant des années. C’est quand même une approche essentielle parce que ça aide plein de monde. Je ne me bats pas contre la body positivity, mais il y a un espace vacant. […] Il y a plein de monde incapable de se rendre à l’étape finale de l’acceptation, puis on est un peu pogné. On nage dans notre marde et on ne sait pas comment dealer avec. »

Bien qu’il n’offre pas de réponses claires pour faire la paix avec son corps, ce livre, c’est celui qu’elle aurait voulu lire pour s’aider à cheminer. « Le processus d’écriture m’a aidée. Je ne suis vraiment pas rendue à m’aimer, mais oui, il y a eu quand même un petit cheminement. Je suis de même dans la vie avec tout. L’approche “on met le doigt dans le bobo, puis on joue avec”, pour moi, ça a marché. »

Cet exécrable corps : dissection de la grossophobie internalisée

Cet exécrable corps : dissection de la grossophobie internalisée

Les Éditions du remue-ménage

128 pages