Si Dean Bergeron accepte de raconter son histoire à La Presse, tout en fouillant parmi ses souvenirs les plus douloureux et les plus difficiles, ce n’est pas parce qu’il veut attirer l’attention.

À ses yeux, de toute façon, son histoire n’est pas si différente des autres histoires de l’époque. Parce qu’au hockey junior québécois, à la fin des années 1980, c’était un peu le Far West. « On a tous vécu la même affaire », dit-il sans hésiter.

Mais il tient quand même à la raconter, cette histoire. Parce qu’il le faut. Surtout maintenant, surtout aujourd’hui, dans un contexte où la société change, où le sport change.

Dans un monde où, à ses yeux, le hockey doit changer aussi.

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Dean Bergeron, lors du retrait de son chandail par les Cataractes à Shawinigan, en 2008

On a caché tout ça pendant des années. Je ne suis pas là pour faire du sensationnalisme, mais pour rappeler ce qui est arrivé. Afin que ça n’arrive plus.

Dean Bergeron

Ceci est son récit. Celui d’un jeune qui, par un après-midi d’été comme un autre, s’en allait tout simplement jouer au hockey, dans un aréna de Shawinigan, avec d’autres jeunes comme lui. Celui d’un rêve brisé, pour un jeune homme qui ne sera plus jamais capable de marcher.

C’est aussi le récit d’un autre jeune joueur, Éric St-Amant, qui n’était pas outillé pour vivre ce drame. Il a accepté de se livrer ici pour la première fois de sa vie.

Avant de reculer au 25 août 1987, Dean Bergeron remonte un peu plus loin dans ses souvenirs. Il se revoit dans la maison familiale cet été-là, à Saguenay, en train de se préparer à participer au camp d’entraînement des Cataractes de Shawinigan, son deuxième avec le club de la LHJMQ.

Bergeron, un attaquant qui avait récolté 23 points en 67 matchs avec les Cataractes lors de la saison précédente, rêve à la LNH. Mais ce jour-là, à 18 ans, au moment de partir avec son sac de hockey sur l’épaule, le cœur n’y est pas. « En sortant de la cour avec ma voiture, j’ai dit à ma mère : “Maman, ça me tente pas…” »

Sa mère lui offre de rester, mais le jeune homme poursuit quand même son chemin vers Shawinigan, tout en sachant qu’au cours des prochains jours, le hockey ne sera peut-être pas la priorité au camp des Cataractes.

Lors de son premier camp, un an plus tôt, il avait vu un coéquipier tomber en convulsions à la suite d’une bagarre. Il avait eu lui-même à se battre lors de la saison, ce qui n’était pourtant pas son genre. « J’en tremblais chaque fois », se souvient-il.

À l’été 1987, l’ambiance n’a pas trop changé au camp des Cataractes : encore ce mélange de hockey, de sang et de coups de poing sur la gueule comme c’était alors la norme au hockey junior. En arrivant, il croise des coéquipiers qui se disent fin prêts ; ils ont suivi des cours de boxe pendant l’été. « Je voyais des gars avec des yeux au beurre noir chaque jour », se rappelle-t-il.

PHOTO ROCKET LAVOIE, ARCHIVES LE QUOTIDIEN

Dean Bergeron en 2019

Mais Bergeron, un choix de quatrième tour des Cataractes en 1986, savait très bien à quoi s’attendre. « J’avais pu assister à un match de hockey junior à Verdun, avec un recruteur du club, et avant que ça commence, les 10 gars sur la glace se sont mis à se battre. Je me souviens qu’à un moment donné, je me suis retourné et j’ai demandé au recruteur si ça se passait toujours de même… »

Mais Bergeron, une « tête de cochon » de son propre aveu, ne veut pas reculer, et il ignore les paroles de sa mère, qui l’implore de rentrer à la maison, « comme si elle avait eu une prémonition ».

À l’été 1987, il se présente au camp d’entraînement à Shawinigan comme prévu.

« À moins d’être une vedette, un choix de premier tour par exemple, il fallait faire sa place. Alors tu finis par accepter ça, tu finis par accepter cette culture-là. Parce que tu veux jouer. Parce que tu veux avoir du temps de glace, tu veux gravir les échelons… »

Jacques Grégoire n’est plus entraîneur depuis longtemps. Aujourd’hui, l’homme de 74 ans est à la tête d’une école de hockey à Sherbrooke. Il n’a pas dirigé un club junior depuis le milieu des années 1990, quand il a brièvement pris place derrière le banc des Faucons de Sherbrooke.

En août 1987, c’est lui qui dirige les Cataractes de Shawinigan, et c’est lui en poste quand Dean Bergeron chute violemment sur la glace, lors de la cinquième journée du camp.

Au fil du temps, Enrico Ciccone, lui-même membre des Cataractes à l’été 1987, a pointé Jacques Grégoire et son adjoint Denis Francœur à quelques reprises pour ce qui est arrivé à Dean Bergeron, entre autres lors d’une entrevue sur les ondes de la station radiophonique CKAC en 2008.

Mais Jacques Grégoire affirme qu’il n’a jamais demandé à Bergeron de se battre.

Même qu’en arrivant au camp, Dean y allait un peu fort, et je lui ai dit de modérer ses transports, que ce n’était pas nécessaire qu’il joue physique de même.

Jacques Grégoire, ancien entraîneur-chef des Cataractes de Shawinigan

« De toute façon, dans ce temps-là, on n’avait pas besoin de dire quoi que ce soit aux gars. C’était comme ça que ça marchait : les joueurs voulaient faire leurs preuves, ils voulaient montrer qu’ils étaient des durs. C’était comme ça partout dans la ligue.

« Le matin où c’est arrivé, j’ai encore dit à Dean qu’il n’avait pas besoin de jouer de même. Denis [Francœur] était juste à côté. Dean, c’était un bon gars, une “bolle” à l’école, comme on disait. Il avait des super bonnes notes. »

Mais en ce jour d’août 1987, l’école, les bonnes notes, tout ça arrive bien loin dans l’ordre des priorités à l’aréna de Shawinigan. Il règne plutôt dans le vieux bâtiment une ambiance de cirque, comme c’était souvent le cas à cette époque révolue.

Pourtant, après toutes ces années, Jacques Grégoire soutient qu’il déteste les bagarres au hockey.

« Je pense que le gouvernement va bannir ça, et c’est une bonne affaire… Jérémy [Grégoire], mon petit-fils, est parti jouer en Autriche cette saison. Je suis bien content, ils ne se battent pas là-bas. »

Le matin du 25 août 1987, Dean Bergeron sait très bien ce qu’il a à faire. La veille, lors d’un match intraéquipe, il avait donné un coup de genou à un coéquipier. Le temps était maintenant venu d’honorer le « code » et de répondre de ses actes.

« Il fallait que je marque pour prouver ma valeur, ajoute-t-il. J’ai fini par inscrire un but. Après ça, je suis retourné au banc en sachant qu’il me restait une autre chose à faire. »

PHOTO ARCHIVES LE NOUVELLISTE

La une du Nouvelliste au lendemain de l’évènement à Shawinigan

Au fil du temps, des versions différentes de l’évènement ont circulé. Dans le numéro du Nouvelliste du 26 août 1987, il est écrit que Bergeron a été blessé « en perdant l’équilibre ». Plus loin, on ajoute qu’« aucun combat n’a toutefois été engagé ».

Dans les faits, c’est bel et bien une bagarre qui a changé la vie de Dean Bergeron.

« Moi-même, je ne voulais pas en parler au début, se souvient celui qui a aujourd’hui 54 ans. Voir mon rêve mourir comme ça à cause d’une bagarre, pour moi, c’était une honte. »

Ça m’a pris du temps avant d’en parler. Mais c’était ça, la culture à l’époque. Il y avait une séparation entre les recrues, les vétérans, et tu devais faire ta place. Là, il y avait un autre gars, un ailier droit comme moi, qui voulait prendre ma place.

Dean Bergeron

Stéphan Lebeau était sur la glace quand c’est arrivé. Le prolifique attaquant, futur membre du Canadien, se souvient très bien de celui qui a engagé le combat avec Bergeron : Éric St-Amant, un joueur de première année qui tentait de se faire une place, justement. « Un gars tranquille, dans son coin, qu’on ne remarquait pas beaucoup », explique-t-il.

Le combat s’est amorcé, parce qu’il le fallait, et très rapidement, tous les joueurs sur la glace ont entendu un bruit assourdissant. Stéphan Lebeau, lui, a plutôt été marqué par une image, qu’il a gardée en tête pendant toute sa carrière. « J’ai vu Éric qui a voulu renverser Dean, mais il l’a échappé, et Dean est tombé directement sur la glace, son cou en premier. On pensait tous qu’il allait se relever… »

PHOTO ARCHIVES LA TRIBUNE

Stéphan Lebeau

Mais Dean Bergeron ne s’est jamais relevé. L’instant d’un combat, il était devenu paraplégique.

Il n’y avait aucun médecin à l’aréna, et Bergeron a dû être escorté à l’hôpital, pour ensuite être transféré par ambulance à un hôpital de Trois-Rivières, un trajet interminable pendant lequel Stéphan Lebeau lui a tenu la main.

À l’aréna de Shawinigan, pendant ce temps, le match a fini par reprendre, comme si de rien n’était, et Éric St-Amant ne savait pas trop comment réagir.

***

En 36 ans, Éric St-Amant n’a jamais parlé de l’évènement à personne, pas publiquement en tout cas. Au fil du temps, des membres des médias lui ont fait parvenir des demandes d’entrevues, qu’il refusait invariablement.

Jusqu’à maintenant.

PHOTO FOURNIE PAR ÉRIC ST-AMANT

Éric St-Amant

« J’ai vécu beaucoup d’anxiété à cause de ça, confie-t-il à La Presse. J’aurais aimé pouvoir en parler, avoir de l’aide, mais dans ce temps-là, de l’aide, ça n’existait pas vraiment. Alors si je faisais de l’anxiété, on me disait de retourner sur la glace. Merci, bonsoir. Mais je suis enfin capable d’en parler. »

Qui était Éric St-Amant, au juste ? Un bon joueur, de son propre aveu, mais pas un bagarreur. Quand il s’est pointé au camp des Cataractes à l’été 1987, ce n’était pas pour se battre. Il ne se souvient pas vraiment de la bagarre contre Dean Bergeron. « Sauf peut-être un flash, un bruit… c’est allé vite. »

Il avait 16 ans au moment du drame. Il n’était pas prêt à ça.

« Quand j’ai su ce qui lui était arrivé, j’ai figé… À cet âge-là, tu ne sais pas comment réagir, et j’aurais aimé avoir de l’aide. Je me suis senti coupable, c’est sûr… J’ai continué à jouer cette saison-là, mais chaque fois que ça brassait un peu, je me mettais à repenser à ça. »

De manière générale, les gars n’aimaient pas se battre, mais moi, c’était deux fois pire. J’avais peur qu’il m’arrive la même affaire que lui.

Éric St-Amant

Les années ont passé, et Éric St-Amant a continué à jouer au hockey junior, sans jamais atteindre son rêve, grossir les rangs professionnels. Il est rentré chez lui, à Sorel, où il travaille maintenant depuis des années.

Il se souvient d’avoir croisé Enrico Ciccone il y a quelque temps. Les deux hommes n’ont pas parlé de ça. « Ce qui est arrivé, c’était de même dans le temps… Je suis content de voir qu’il y a de moins en moins de bagarres. »

Il n’a jamais revu Dean Bergeron.

« J’ai vu ce qu’il est devenu, je suis super fier de lui. Si j’ai la chance de le rencontrer un jour, j’aimerais pouvoir le faire. Avant, je n’étais pas prêt, mais maintenant, j’aimerais ça, lui parler. Je pense que ça me ferait du bien… »

Dean Bergeron s’en est remis. Son rêve brisé, il est passé à autre chose, assez rapidement en plus : il a entrepris des études en actuariat à l’Université Laval et il s’est remis au sport, au point de devenir un athlète paralympique de pointe. En tout, il a pris part à quatre Jeux paralympiques et récolté 11 médailles, avant de prendre sa retraite en 2008.

Il n’en veut pas à Éric St-Amant.

PHOTO TIRÉE DU COMPTE TWITTER @CDNPARALYMPIQUE

Dean Bergeron a remporté 11 médailles aux Jeux paralympiques.

« À mes yeux, il est une victime autant que moi. Il baignait lui aussi dans cette culture-là. C’était la façon de faire, il y avait toutes sortes de trucs pour qu’on devienne des hommes… Jacques Grégoire, j’imagine qu’il était pris dans ce courant-là lui aussi. Les batailles, ça faisait partie du show à l’époque. Il doit y avoir beaucoup d’anciens entraîneurs qui sont dans leur salon aujourd’hui et qui repensent à tout ça. »

Il regarde encore des matchs de hockey, « le plus beau sport au monde », selon lui, et il lui arrive encore d’en rêver la nuit.

Il espère la fin des bagarres. Une fois pour toutes.

« C’est pas vrai que nos jeunes doivent passer par là. Il faut leur offrir un environnement sûr, autant physiquement que mentalement. C’est pas tout le monde qui a perdu ses jambes à la suite d’une bagarre, mais si on demandait aux joueurs comment ils vivaient ça…

« Il y a des blessures psychologiques, c’est sûr. Ces gars-là, on ne les entend pas, parce qu’il y a une honte là-dedans. Moi-même, je ne voulais pas en parler, je ne voulais pas que ma mère apprenne que j’étais rendu en fauteuil à cause de ça. C’est pas pour ça que je m’en j’allais jouer ce jour-là. »

Dean Bergeron va poursuivre son chemin, et il va continuer à rêver. À rêver de ce hockey qu’il a aimé, qu’il aime, et qu’il aimera toujours. Surtout, il va rêver à un hockey différent, pur, sans les coups de poing.

Parce qu’il le faut, croit-il.

« Je suis content de savoir que les bagarres sont à la baisse. Mais je me dis toujours que chaque bagarre est une bagarre de trop… »