Philippe Brosseau (Philou) n’a pas changé. C’en est presque choquant. Cela fait pourtant sept bonnes années, or on a l’impression de ne jamais l’avoir quitté. À part sa grosse voix, il a gardé ses mêmes yeux doux, ses beaux cils courbés, et son impayable sourire de charmeur. Qu’il est, d’ailleurs !
Pour le reste, tout est pareil : il est toujours dans son fauteuil, aussi immensément dépendant qu’avant. À tous les égards : du lever au coucher en passant par les couches à changer et les repas à donner. Même la nuit, il faut encore (et toujours !) le retourner : une fois, deux fois, trois fois. Pour un sommeil fatalement entrecoupé. Bref, sa vie n’a pas évolué d’un iota. Ou à peine, au cours des 21 dernières années.
Même s’il est aujourd’hui un homme, il ne prononce toujours pas un mot, et il est encore nourri à la cuillère. Il le sera jusqu’à la fin de ses jours.
« Les plus vieux ne sont pas sexy », dira sa mère, Diane Chênevert, lors de notre incursion dans son quotidien, tout récemment. « À l’âge adulte, elle est partie, la pitié. » Elle le sait et elle le voit. Fondatrice et directrice générale du Centre Philou, un organisme sans but lucratif offrant des services aux familles de personnes polyhandicapées, cette « pitié », comme elle dit, se mesure aussi en « dons ». Beaucoup plus facile d’aller chercher des sous pour les tout-petits, disons.
C’est sûr qu’ils sont moins cute. C’est un fait !
Diane Chênevert, mère de Philippe Brosseau
Pendant ce temps, son quotidien à elle, en tant que maman de ce grand enfant, n’a pas trop bougé non plus. Depuis 21 ans, avec son conjoint Sylvain Brosseau, Diane nourrit, porte, lave et change ce bébé géant. Religieusement. Nuit et jour. Jour après jour.
Tout en lui parlant, tout le temps. Dans une sorte de monologue sans fin. « Hein, Philippe ? », « let’s go, Philippe ! », « on regarde District 31, Philippe ? ». « Bon Dieu que je me répète ! »
Demandez-lui comment elle va, elle vous répondra « fatiguée ». C’est une évidence. Non seulement son « train train » est épuisant et incessant, mais son fils, avec ses 45 kg, s’est aussi alourdi avec le temps. Tandis qu’elle, sait-elle (et constate-t-elle), va en vieillissant. « J’ai vraiment pris un coup de vieux dans les dernières années… » Elle a de plus en plus de mal à le porter seule. Pour le changer, le laver, le coucher, elle requiert l’aide de son fidèle conjoint, qui lui non plus ne va pas « dans la bonne direction ». « C’est clair que dans quelques années, ça ne va pas être drôle, renchérit-il. Comment on va faire pour être capables de nous en occuper ? On a de la difficulté à monter une chaîne de trottoir ! » Imaginez l’hiver. Imaginez dans 10 ans…
Le « trou noir » des 21 ans
Mais il y a pire. À 21 ans, aussi majeurs et vaccinés soient-ils, pour Philou et tous les autres comme lui, c’est le « trou noir ». Finie, officiellement, l’école. Où vont ces jeunes, alors ? Que font-ils de leurs journées ? Et leurs parents ? Beaucoup de questions, peu d’options.
Quelques rares centres de jour peuvent certes les accueillir, mais pour une poignée d’heures ici ou là, seulement. Sinon ? C’est la maison (et l’arrêt de travail conséquent d’un parent). Ou bien le CHSLD. Une avenue que les parents de Philou n’ont jamais envisagée.
Dans les dernières années, plusieurs parents de grands enfants handicapés se sont mobilisés pour dénoncer ce gouffre éducatif. À l’école secondaire Joseph-Charbonneau, on a monté un projet pilote (SASEFA, pour Services adaptés en santé/éducation de la formation adulte), pour accueillir quelques jeunes adultes, au-delà des fatidiques 21 ans. De son côté, le Centre Philou a aussi ouvert une « école » avec une trentaine de places pour les 21 à 29 ans. C’est là que va désormais Philou, symboliquement rebaptisé Philippe, depuis sa majorité.
Sauf que là ne s’arrête pas le « trou noir ». Parce qu’à 21 ans, ce ne sont pas que les services éducatifs qui prennent le bord. Tous les services tout court s’évaporent. Exit le pédiatre et tous les spécialistes pour enfants affiliés (physios, ergos, etc.). « Trouve-toi un médecin généraliste, toi ! » Non, ça ne se précipite pas pour avoir un jeune polyhandicapé comme patient, comprend-on.
Les yeux de Diane se remplissent d’eau. « Oui, je suis émotive. Surtout maintenant. […] Nous, on est chanceux, très, très chanceux, on a quand même bien réussi notre vie, dit-elle. Mais il y en a beaucoup qui n’ont rien. […] L’idée, c’est de ne pas nous asseoir sur nos lauriers et de continuer nos batailles. »
On va arrêter de brailler, mais on va continuer à se battre.
Diane Chênevert, mère de Philippe Brosseau
C’est un changement de taille : outre la fatigue et les émotions en montagnes russes (les larmes ne sont jamais loin chez Diane), on sent les parents ici nettement plus lucides qu’avant. Sereins ? Pas exactement. Mais moins anxieux, assurément. Apaisés, peut-être. Après avoir été « frustrés » des années, habités par un immense (infini) sentiment d’injustice, Diane et Sylvain se sont faits à l’idée. « Je ne dirais pas qu’on l’a accepté, mais on fait avec. » Ils ont surtout fait le pari, une fois tout cela digéré, de profiter désormais de leur fils. Pleinement. Parce qu’ils l’aiment infiniment. « On a réussi à passer à travers, il n’y a plus grand-chose qui va nous étonner. Est-ce qu’on baisse les bras ? On est fatalistes ? Ou carrément juste fatigués ? Je n’ai pas mis le doigt dessus. Mais on veut juste profiter de notre jeune… »
Le temps qu’il leur reste. Chaque nuit, Diane se lève aussi pour s’assurer que son Philou respire encore.
Qu’a Philou ?
Né bleu, avec un nœud dans le cordon, Philippe Brosseau n’a jamais eu de diagnostic précis. Manque d’oxygène à la naissance ? Maladie génétique ? Virus ? Mystère. Seul et unique verdict : paralysie cérébrale aiguë. Conséquence : le jeune homme est lourdement handicapé physiquement, mentalement, sans parler de toutes ses autres comorbidités (épilepsie, scoliose, problèmes respiratoires, etc.). Bref : dépendant à vie. Et à la merci d’un étouffement ou d’une éventuelle pneumonie. Combien sont-ils, comme lui ? Impossible de le savoir exactement, les statistiques officielles réunissant, sous un même chapeau, toutes les personnes vivant avec une « incapacité », des aveugles aux accidentés de la route. De son côté, Diane Chênevert – après analyse de leur prévalence en Europe (où les polyhandicapés sont un groupe à part), en décortiquant les chiffres des écoles spécialisées et les demandes de financement pour « soins exceptionnels » – estime « grosso modo » qu’il y aurait 3000 Philou au Québec.
Relisez nos reportages
Il avait 7 ans la première fois que nous avons passé 24 heures avec Philou, cet enfant lourdement handicapé.
Lisez « Une journée dans la vie de Philou », 28 janvier 2008Sept ans plus tard, nous sommes retournés le voir, découvrant au passage tous les nouveaux défis à relever.
Lisez « Un bébé dans un corps d’ado », 30 mars 201524 heures avec Philou
Ses journées n’ont pas trop changé en 21 ans. Le regard que ses parents portent sur lui, si. Parce que Philippe est un homme, maintenant. Immersion, en 12 temps.
En finir avec le « trou noir »
Le Centre Philou offre différents services aux familles de personnes polyhandicapées : centre de répit, école, même une garderie. Prochaine mission : assurer un avenir aux quelque 200 familles qui y reçoivent des services. Pour ces grands enfants si dépendants. Résumé des derniers projets, en trois temps.
Un centre d’hébergement en chantier
Qui va s’occuper de ces jeunes quand leurs parents ne seront plus aptes à le faire ? C’est la grande question que tout le monde se pose, et sur laquelle Diane Chênevert, fondatrice et directrice générale, planche activement ces jours-ci. Son rêve : un « habitat », comprenant un centre de jour, mais aussi un lieu de vie (et de nuit), pour les 21 ans et plus polyhandicapés, où ceux-ci seraient « accompagnés » (on parle d’accompagnement individualisé), et surtout « intégrés ». L’idée ? Surtout pas les « parker », résume-t-elle, mais plutôt les « impliquer dans la communauté ». Objectif : « Qu’ils se sentent utiles ! » Une philosophie qui s’inscrit dans le prolongement de celle de son « école » (pour les 21 à 29 ans, ouverte depuis 2018), où plusieurs activités vont précisément en ce sens. Pensez : horticulture, confection de confitures, pourquoi pas des expositions, au moyen de collectes de fonds, réalisées par les jeunes, évidemment avec l’aide de leurs accompagnateurs-éducateurs. « Pourquoi ils ne le pourraient pas ? »
Un centre d’expertise à venir
En collaboration avec le CHUM et Sainte-Justine, le Centre Philou souhaite monter un centre d’expertise pour les familles de personnes polyhandicapées, une clientèle certes minoritaire, mais pour le moins mal servie. L’idée : assurer une « fluidité » dans les services, de l’enfance à l’âge adulte. « Mieux les connaître, mieux les accompagner, pour mieux les soigner », résume Diane Chênevert, qui a vu personnellement tous les services offerts à son fils s’évaporer quand il a eu 18 ans. Un peu à la manière d’un groupe de médecine de famille (GMF), ce centre d’expertise réunirait des médecins, mais aussi des conseillers pédagogiques, financiers, travailleurs sociaux, etc.
Une garderie nouvellement inaugurée
En chantier depuis deux ans, la garderie (0-5 ans) du Centre Philou venait d’obtenir formellement son permis la veille de notre passage, à la mi-mars. Il s’agit, sauf erreur, de la première garderie pour enfants polyhandicapés au Québec. Avec ses 10 places (et autant d’intervenants, de nouveau dans un ratio d’un pour un), cette garderie privée non subventionnée cible ici le développement complet des enfants, avec des activités structurées (de type développement sensoriel, moteur, etc.), des jeux libres, même de la musique, le tout inspiré du programme pédagogique (Accueillir la petite enfance) pour les services de garde éducatifs à l’enfance du ministère de la Famille. À contre-courant de la tendance actuelle de l’inclusion, cette garderie table davantage sur le « développement du plein potentiel » ici et maintenant des enfants, en vue de mieux les inclure « plus tard », résume Diane Chênevert. À noter que le Centre Philou est essentiellement financé par des dons privés (60 %), ainsi que par des subventions gouvernementales (40 %).