Quand je me suis réveillée vers 6 h du matin, les portes et les fenêtres étaient ouvertes, il y avait du vent. Ma voisine était assise sur mon lit, je ne sais pas trop ce qu’elle faisait là. Elle avait dû avoir peur. Les bombardements faisaient un bruit énorme. Après, tout s’est enchaîné. On est partis se mettre à l’abri dans un petit cabanon. Je me souviens qu’il y avait plusieurs grand-mères dans la rue et tout le monde récitait le chapelet.

Après, mon père et mes frères sont allés faire une tranchée dans le pré avec des fagots par-dessus. Il pensait qu’on serait plus à l’abri. Moi, j’avais peur. C’était sombre, c’était humide. J’étais sous les fagots. Je ne comprenais pas, je suivais.

J’étais sortie de la tranchée à midi quand le premier Canadien est arrivé. Il avait les manches retournées, le casque avec un filet dessus. Il nous a dit : « où qu’ils sont, les Allemands ? », en français, avec un accent. Il parlait comme le vieux patois normand, alors je l’ai compris aussitôt ! Vers 16 h, Bény était complètement libéré. Les Canadiens ont mis leurs blessés dans une rue un peu plus haut. Ils nous demandaient du cidre, de l’eau, des œufs. Ma mère allait avec les autres dames leur porter du calva. Ils nous ont donné des biscuits et du thé dans des chopes en émail. On ne savait pas ce que c’était. On leur demandait du papier de toilette, ça nous faisait du papier décalque pour écrire et dessiner !

Ce qui me surprend depuis toujours, c’est la liberté qu’on avait. Je n’ai pas vu de violence. Mais dans les jours suivants, ils ont commencé à enterrer les morts qu’ils ramassaient partout dans le premier cimetière canadien pas loin de chez nous. Avec mon amie, on allait y passer notre temps pour regarder les arrivées de camions remplis de corps. Les couvertures grises étaient longues comme ça. On voyait les chaussures au bout. Quand on est jeunes, ça marque. Quand ils étaient surchargés avec les corps, ils nous demandaient d’aider. Ils nous donnaient le casque avec la chaîne et une médaille pour qu’on les suive. Il y avait un trou pas plus profond que ça. Il y en a un qui mettait une croix et l’autre, deux pelletées de terre. Ils nous prenaient le casque, le mettaient dessus, et puis ça y est. Ça se passait vite. L’odeur m’a suivie pendant des années. L’odeur des morts. Une odeur qu’on ne trouve pas normalement [silence].

Après le 6 juin, on a senti qu’une grande liberté était arrivée. Mais avant, de mon point de vue d’enfant, on s’entendait quand même bien avec les Allemands. On jouait au ballon avec eux, ils nous gâtaient. À la kommandantur, il y a ce garde qu’on connaissait. Il avait deux filles. Quand on allait porter le lait, il nous donnait des tartines de confiture, des chocolats, des bonbons. Les parents disaient : quand tu vas là-bas, tu ne manges pas, c’est interdit. Mais on ne disait pas. Il n’était pas méchant. C’était souvent des gens qui étaient là à contrecœur…

Propos recueillis par Jean-Christophe Laurence, La Presse