Malgré la fatigue, le froid, les irréductibles soldats ukrainiens postés à Bakhmout résistent aux assauts répétés des forces russes, supérieures en nombre. Pour l’heure, la ville tient bon. Mais pour combien de temps encore ? Le poignant récit de nos envoyés spéciaux.

(Bakhmout) La terre est durcie par le froid, mais qu’importe : ils creusent. À coups de pelle, ils tailladent le cœur de la ville fantôme, entre un supermarché aux fenêtres placardées et un immeuble résidentiel déserté par ses locataires.

Ils n’ont pourtant aucune conduite à réparer dans la ville en ruine, depuis longtemps privée d’eau et d’électricité. Ces hommes-là ne sont pas des ouvriers de la voirie. Ce sont des soldats ukrainiens – et ils se préparent au pire.

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Des soldats ukrainiens creusent une tranchée au centre de Bakhmout.

La nouvelle cicatrice qu’ils infligent à Bakhmout, c’est une tranchée.

Si ces soldats se préparent au pire, c’est parce que le pire, aussi incroyable et désespérant que cela puisse paraître, n’est pas encore arrivé dans la ville martyre du Donbass, en grande partie détruite par des mois de combats acharnés.

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Le pire, pour ces soldats, serait de devoir s’engouffrer dans la tranchée qu’ils s’acharnent à creuser dans la terre gelée. Pour sauver leur peau. Le pire serait de devoir affronter les mercenaires du groupe Wagner dans une féroce bataille de rues.

Ils savent que ce serait une bataille sans règles et sans merci, comme celle qui vient pratiquement d’annihiler la petite ville minière de Soledar, à 15 kilomètres au nord.

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Un civil se fraie un chemin dans les décombres de Bakhmout.

Et le pire, malheureusement, risque fort de se produire.

L’ennemi russe se rapproche. Au prix d’immenses pertes humaines, il tient à s’emparer de la ville. Comme si l’issue de la guerre qu’il a lui-même déclenchée se jouait là – et nulle part ailleurs.

Depuis déjà des mois, Bakhmout était devenu le point le plus chaud du front de 740 kilomètres qui déchire l’est et le sud de l’Ukraine. Mais depuis Noël, les combats ont redoublé d’intensité.

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Les soldats ukrainiens sont plus nombreux que les civils dans les rues de Bakhmout.

Des soldats ukrainiens croisés à Bakhmout sentent trop bien l’étau russe se resserrer autour de la ville assiégée. Chaque jour, ils voient leurs réserves de munitions s’épuiser et leurs compagnons d’armes tomber au combat.

Et la pression monte. Et la fatigue se fait sentir. « La situation est critique. On nous attaque de tous les côtés. On essaie de les repousser, mais c’est difficile », résume Onyx, opérateur de mitrailleuse qui s’identifie uniquement par son nom de guerre, comme les autres soldats croisés dans les décombres de Bakhmout.

Malgré la fatigue et le froid, les troupes ukrainiennes parviennent à résister aux assauts répétés des forces russes, pourtant bien supérieures en nombre.

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Les traces des combats sont partout dans la ville en ruine.

Pour l’heure, Bakhmout tient bon.

Mais pour combien de temps encore ?

Pendant des décennies, la ville de Bakhmout a été réputée pour ses jardins fleuris et, surtout, pour son vin mousseux, le fameux « champagne soviétique » apprécié à l’est de l’ancien rideau de fer.

Mais tout ça a changé abruptement, l’an dernier.

Le monde entier se rappellera maintenant de Bakhmout, non pour ses fleurs ni ses bulles, mais pour ses morts. Son nom évoquera une cité maudite, où aura eu lieu l’une des batailles les plus sanglantes de la guerre en Ukraine.

Une bataille dont l’issue n’est pas décidée, mais dont cette ville ne se remettra sans doute jamais complètement.

Le traumatisme est trop grand. La désolation, trop absolue. On le sent avant même d’y pénétrer. Prendre le chemin de Bakhmout, en ces temps mauvais, c’est un peu comme entreprendre un voyage au bout de l’enfer.

Sur la route, des villages rasés se succèdent. À mesure que l’on progresse, on a l’étrange impression que les couleurs s’effacent peu à peu de ce paysage dévasté. Tout devient de plus en plus gris, de plus en plus froid. Comme figé dans l’horreur.

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Mouvements militaires dans le Donbass, dans l’est de l’Ukraine

Au moment où la voiture avale les derniers kilomètres, toute trace de vie semble s’éteindre autour de nous.

Enfin, on atteint les portes de Bakhmout.

On passe les hideuses barres de logements de style soviétique, éventrées par les obus. Les carcasses de voitures calcinées, abandonnées au coin des rues. On franchit les points de contrôle dressés au milieu des rues désertes.

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Le pont effondré de la Bakhmoutovka. Les combats font rage sur la rive opposée, à l’est.

Enfin, on s’arrête à l’entrée du pont de la Bakhmoutovka. On s’arrête, parce qu’il n’y a plus de route : le pont s’est effondré. Mais aussi, parce que les combats font rage sur l’autre rive, à l’est.

Le crépitement des rafales de mitrailleuses résonne dans la ville presque entièrement vidée de ses 72 000 habitants. Les détonations sourdes des tirs de mortiers témoignent de la fureur des combats. Mais pour les irréductibles qui refusent l’évacuation, ces explosions continuelles sont devenues une sorte de bruit de fond ; ils ne s’en préoccupent plus.

Un vieil homme traverse la rivière glacée, à pied, transportant deux bidons d’essence. Un irréductible. Il nous croise sans un regard, occupé à survivre. Ici, c’est un travail à temps plein. Tous n’y parviennent pas.

Prendre le chemin de Bakhmout, ce n’est pas qu’un voyage en enfer. C’est, aussi, un voyage dans le temps. À peine un an après le début de l’invasion russe en Ukraine, cet endroit semble avoir reculé d’un siècle.

Aux lisières de la ville, les drones des militaires ont capté des images qui glacent le sang : on y voit les plaines gelées du Donbass trouées de cratères d’obus et jonchées de cadavres. C’est comme ça qu’on imagine Verdun ou la bataille de la Somme : sanglante et sans merci.

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À gauche, l’opérateur de mitrailleuse répondant au nom de guerre : Onyx. À droite, Andrïi Chved vend du café et des tcheboureks (chaussons farcis de viande) aux militaires ukrainiens postés à Bakhmout.

Beaucoup d’analystes comparent le bourbier de Bakhmout à ceux de la Première Guerre mondiale. Les soldats ukrainiens qui reviennent du front parlent de carnage. Onyx, l’opérateur de mitrailleuse, affirme repousser d’incessantes vagues de soldats conscrits ou recrutés dans des prisons russes.

Lancés en terrain découvert, mal entraînés, ces hommes se ruent vers les tranchées ukrainiennes. La plupart d’entre eux sont tués avant de les atteindre.

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Commandant d’un char d’assaut à Bakhmout. Son nom de guerre : Toha.

Les soldats ukrainiens appellent cela des « vagues de viande ». C’est bien ce dont il s’agit : de la chair à canon. « Quand je les vois, je tire, puis je regarde leurs membres voler en éclats », raconte tranquillement Toha, en appliquant du WD40 sur la porte de son tank afin d’éviter qu’elle ne gèle sur le champ de bataille.

Les vagues humaines se fracassent invariablement sur les positions ukrainiennes. Mais les forces russes continuent de sacrifier des centaines, des milliers d’hommes, convaincues que, tôt ou tard, les défenses de Bakhmout finiront par être submergées.

J’ai l’impression que nos ennemis n’ont pas le choix. Ils foncent vers nous avec des fusils braqués dans leur dos. Ils savent que, s’ils tentent de battre en retraite, ils seront tués par leurs propres commandants.

Onyx, opérateur de mitrailleuse ukrainien

Des soldats russes capturés ont affirmé que leurs chefs avaient menacé de les exécuter pour désertion s’ils refusaient d’avancer vers les positions ukrainiennes.

La tactique est cruelle, mais semble fonctionner. Elle est l’œuvre du groupe paramilitaire Wagner, dont le propriétaire, Evguéni Prigojine, a attribué à ses mercenaires tout le mérite de la prise récente – et encore contestée – de Soledar.

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Pratiquement aucun immeuble n’est épargné à Bakhmout.

« Tout le territoire de Soledar est couvert des cadavres des occupants, s’est désolé lundi le président de l’Ukraine, Volodymyr Zelensky. Voilà à quoi ressemble la folie. »

C’est peut-être de la pure folie, mais si Bakhmout tombe, le Kremlin pourrait être tenté de poursuivre sa poussée vers l’ouest en lançant des vagues humaines contre d’autres villes – y compris contre la capitale, Kyiv.

Au seuil de sa deuxième année, la guerre en Ukraine prendrait alors un tournant immensément plus sombre.

Si la Russie tient tant à s’emparer de Bakhmout, c’est pour le symbole. Pour le Kremlin, une victoire, même modeste, permettrait de renverser la vapeur, après les retraits humiliants de Kharkiv et de Kherson.

Les soldats ukrainiens, eux, se disent prêts à défendre Bakhmout jusqu’au bout. Même si la ville n’est plus qu’un champ de ruines. Au rythme où vont les choses, ils n’auront bientôt que des gravats à défendre.

Ils se battent, eux aussi, pour le symbole. Celui de leur détermination à bloquer l’avancée des forces russes.

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Des soldats attendent l’ordre de retourner au champ de bataille. Bro (un nom de guerre) porte une veste de camouflage, sur le tank.

À la sortie de Bakhmout, Bro, 23 ans, se déhanche au son de la musique, debout sur son tank. Ses compagnons d’armes, cigarette aux lèvres, l’encouragent en rigolant. Ils attendent l’appel qui leur ordonnera de retourner au combat. « L’attente, c’est pire que l’action », soupire Bro.

Comment prendra fin la bataille de Bakhmout ? « Il ne peut y avoir qu’une seule issue, répond-il avec assurance : notre victoire. »

À lire demain : « Vivre sous les bombes »