(New York) Le débat sur l’éligibilité de Donald Trump, qui n’a rien à voir avec ses déboires judiciaires, n’est plus seulement un exercice intellectuel entre professeurs de droit.

En Floride, la semaine dernière, un avocat fiscaliste a intenté la première action en justice pour disqualifier le 45e président de l’élection présidentielle de 2024. Lawrence Caplan, de Boynton Beach, a invoqué dans sa poursuite en cour fédérale une disposition de la Constitution américaine qui interdit aux personnes ayant participé à une insurrection d’exercer des fonctions gouvernementales.

Pendant la même semaine, au New Hampshire, Bryant Messner, ancien candidat républicain au Sénat des États-Unis, a annoncé qu’il s’appuierait sur la même disposition pour obtenir la disqualification de Donald Trump, sujet qu’il a abordé avec le secrétaire d’État du Granite State, un autre républicain.

David Scanlan, le secrétaire d’État en question, a le pouvoir (et le devoir, selon des juristes conservateurs réputés) de refuser d’inscrire le nom de l’ancien président sur les bulletins de vote de 2024. Il a déclaré au Boston Globe qu’il consulterait des experts sur la marche à suivre.

Il n’est pas le seul responsable électoral à se pencher sur cette question. La semaine dernière encore, la secrétaire d’État du Michigan, Jocelyn Benson, une démocrate, a reconnu avoir eu des entretiens avec ses homologues du Nevada, de la Pennsylvanie et de la Géorgie sur les tenants et aboutissants de la disposition constitutionnelle en cause.

Nous reconnaissons que les quatre d’entre nous devront probablement agir de concert, si tant est que nous agissions. Nous sommes conscients de la gravité de la question.

Jocelyn Benson, secrétaire d’État du Michigan, sur MSNBC

Insurrection, disqualification ?

Toute cette activité découle en bonne partie d’une thèse défendue par deux éminents professeurs de droit rattachés à la Federalist Society, regroupement de juristes dont les membres sont réputés non seulement pour leurs opinions conservatrices, mais également pour leurs analyses textuelles de la Constitution.

Dans un long et savant article mis en ligne le 14 août dernier1, William Baude et Michael Stokes Paulsen font valoir que Donald Trump n’est plus éligible à la présidence en vertu de l’article 3 du 14e amendement. Adoptée après la guerre de Sécession, cette disposition interdit à ceux qui ont prêté serment « de soutenir la Constitution des États-Unis » d’occuper une fonction fédérale s’ils « se sont engagés dans une insurrection ou une rébellion contre celle-ci, ou s’ils ont apporté aide ou réconfort à ses ennemis ».

Les auteurs prennent soin de redonner aux termes « insurrection » et « rébellion » leur « sens public originel ». Or, selon eux, les preuves sont « abondantes » que Donald Trump a participé à une insurrection, en cherchant à inverser les résultats de l’élection présidentielle de 2020, en tentant de modifier le décompte des voix par la fraude et l’intimidation, en encourageant de fausses listes de grands électeurs, en faisant pression sur le vice-président pour qu’il viole la Constitution, en appelant ses partisans à marcher vers le Capitole et en se croisant les bras pendant des heures au cours de l’attaque du siège de la démocratie américaine.

Baude et Paulsen affirment de surcroît que l’article 3 est auto-exécutoire. Son application ne nécessite donc pas, selon eux, une décision judiciaire préalable ou un texte du Congrès. Une constatation suffit. Qui plus est, aucun responsable électoral respectueux de la Constitution ne saurait ignorer cette « insurrection » décrite en long et en large dans le rapport de la commission d’enquête de la Chambre des représentants sur le 6-Janvier.

« Il serait erroné – et même sans doute une violation du serment constitutionnel – d’abandonner ses responsabilités en matière d’interprétation, d’application et de mise en œuvre fidèles de l’article 3 », écrivent Baude et Paulsen, en précisant que des citoyens ordinaires ou des rivaux de Donald Trump pourraient eux-mêmes intenter des actions en justice pour contester l’éligibilité de l’ancien président.

Question la « plus pressante »

La semaine dernière, deux autres juristes éminents, l’un conservateur et l’autre libéral, ont signé dans le magazine The Atlantic un article qui arrive aux mêmes conclusions que celui de Baude et Paulsen.

« Les efforts de l’ancien président pour renverser l’élection présidentielle de 2020, et l’attaque du Capitole qui en a résulté, le placent carrément dans le champ d’application de la disposition de disqualification, et il est donc inéligible pour exercer à nouveau la fonction de président », écrivent l’ancien juge fédéral Michael Luttig et le professeur de droit de l’Université Harvard Laurence Tribe2.

La question constitutionnelle la plus pressante à laquelle notre pays est confronté en ce moment est donc de savoir si nous respecterons ce commandement clair de la disposition de déchéance du 14e amendement.

Michael Luttig et Laurence Tribe, dans leur article

L’article 3 du 14e amendement a été appliqué pour la première fois en 150 ans dans une cause impliquant un homme du Nouveau-Mexique, Couy Griffin, arrêté et inculpé en lien avec sa participation à l’assaut du Capitole. En septembre dernier, un juge fédéral a reconnu qu’il devait être destitué de son poste de commissaire de comté en vertu de cette disposition.

Le groupe de pression juridique qui a intenté cette action en justice attend le bon moment pour invoquer l’article 3 contre Donald Trump. Il n’est pas le seul groupe du genre à affûter ses armes en vue de ce combat qui, de l’avis de certains juristes, aboutira devant la Cour suprême des États-Unis avant l’élection présidentielle de 2024.

Ce ne serait pas la première fois que le plus haut tribunal américain se mêlerait d’une élection présidentielle. En 2000, par exemple, une analyse textuelle d’une autre disposition du 14e amendement avait conduit cinq juges conservateurs à mettre fin au redépouillement des voix en Floride et à confirmer ainsi l’élection de George W. Bush.

Que concluraient les six juges conservateurs de la majorité actuelle, dont la plupart partagent la philosophie juridique de Baude et Paulsen, sur l’éligibilité de Donald Trump ?

1. Lisez « The Sweep and Force of Section Three » (en anglais, à paraître en 2024 dans la Revue juridique de l’Université de Pennsylvanie) 2. Lisez l’article de The Atlantic « The Constitution Prohibits Trump From Ever Being President Again » (en anglais)

Une « ingérence » électorale ?

« Ce que font ces organisations antidémocratiques est une ingérence et une falsification flagrantes des élections. » En avril dernier, Steven Cheung, porte-parole de la campagne de Donald Trump, dénonçait en ces termes l’intention déclarée de groupes de pression juridiques d’invoquer l’article 3 du 14e amendement pour disqualifier l’ancien président.

Au moins un juriste conservateur réputé a exprimé des craintes semblables après avoir lu la thèse de ses collègues William Baude et Michael Stokes Paulsen. « Nous ne devons pas oublier qu’il s’agit de donner à des politiciens partisans, tels que les secrétaires d’État, le pouvoir de disqualifier leurs adversaires politiques, privant ainsi les électeurs de la possibilité d’élire les candidats de leur choix. En cas d’abus, cette mesure est profondément antidémocratique », a déclaré le professeur de droit de l’Université Stanford Michael McConnell au magazine Reason. Cet ancien juge fédéral a également mis en garde contre une interprétation « trop large » de l’article 3.

En savoir plus
  • 7,1 millions US
    C’est la somme qu’affirme avoir levée l’équipe de campagne de Donald Trump depuis la publication jeudi de la photo d’identité judiciaire de l’ancien président en lien avec son inculpation en Géorgie.
    Source : Agence France-Presse