(New York) Assise à la table des témoins entre un membre de la famille Kennedy et un responsable de l’État de Louisiane, Emma-Jo Morris a poursuivi son destin singulier lors d’une audition au Congrès des États-Unis, la semaine dernière. Cette Québécoise installée à New York avait été invitée à répondre à des questions sur le plus gros « scoop » de sa carrière de journaliste, qui était aussi son premier.

« N’est-il pas vrai que votre histoire à propos de l’ordinateur portable de Hunter Biden s’est avérée à 100 % exacte dans les faits ? », lui a demandé la représentante républicaine de New York Elise Stefanik dans une salle d’audience du Capitole, jeudi dernier.

« J’avais 27 ans quand j’ai publié cette histoire. Il valait mieux qu’elle le soit », a-t-elle répondu en faisant allusion à un article annoncé à la une du New York Post le 14 octobre 2020, moins de trois semaines avant l’élection présidentielle. « Les courriels secrets de Biden », pouvait-on y lire.

Flanquée de Robert Kennedy Jr, candidat démocrate à la présidence, et de John Sauer, assistant spécial du procureur général de Louisiane, la journaliste d’origine montréalaise participait à une audition de la commission spéciale de la Chambre des représentants sur « l’instrumentalisation » du gouvernement américain. Le sujet à l’ordre du jour : la censure du gouvernement et des Big Tech.

Dans une déclaration préliminaire, Emma-Jo Morris a ainsi pu dénoncer « l’alliance impie entre la communauté du renseignement, les plateformes de réseaux sociaux et les médias traditionnels » pour enterrer ou dénigrer l’histoire de « l’ordinateur de l’enfer », dont le contenu continue à alimenter les enquêtes des républicains de la Chambre sur les Biden.

Un appel de Steve Bannon

Son rôle dans cette affaire tient en partie à une affinité avec la droite américaine qui a précédé son arrivée aux États-Unis. Elle a raconté l’an dernier au magazine New York qu’elle regardait Fox News étant jeune grâce à un décodeur américain « qu’ils avaient obtenu obtenu des Autochtones ». (Elle n’a pas répondu aux demandes d’entrevue de La Presse.)

Et c’est au service de Fox News qu’elle s’est retrouvée peu après avoir fait ses études à l’Université Concordia, où elle s’était notamment intéressée à la politique américaine. Celle qui avait auparavant fréquenté des établissements privés de Montréal au secondaire (Trafalgar School for Girls) et au cégep (Marianopolis College) a été embauchée comme assistante à la production de l’émission de l’animateur vedette Sean Hannity, où elle a travaillé de 2016 à 2020.

PHOTO PATRICK SEMANSKY, ASSOCIATED PRESS

Maya Wiley, présidente d’un groupe de défense des droits civils, John Sauer, assistant spécial du procureur général de Louisiane, Emma-Jo Morris et Robert Kennedy Jr, candidat démocrate à la présidence, le 20 juillet

De là, elle est passée au New York Post, à titre de rédactrice en chef adjointe pour la politique.

Un jour, un collaborateur de Steve Bannon avec qui Emma-Jo Morris s’était liée d’amitié l’a contactée pour l’informer que l’ancien conseiller de Donald Trump l’appellerait. Quelques minutes plus tard, son téléphone a sonné. C’était Bannon.

« J’ai l’ordinateur de Hunter Biden », lui a-t-il dit.

En fait, Rudolph Giuliani – et non Bannon – avait en sa possession une copie du disque dur d’un ordinateur portable abandonné par Hunter Biden dans un atelier de réparation du Delaware.

L’ancien maire de New York avait fait appel à Bannon pour garantir au contenu du disque dur sur les affaires du fils de Joe Biden en Ukraine et en Chine une couverture médiatique spectaculaire. Et il ne voulait pas passer par les grands médias, trop pointilleux à son goût.

C’est ainsi qu’Emma-Jo Morris s’est retrouvée avec une copie du disque dur. Le premier article que le New York Post en a tiré portait sa signature et celle d’une autre journaliste qui n’y aurait pas travaillé. Selon un article du New York Times publié le 18 octobre 2020, le principal rédacteur de l’exclusivité du Post, Bruce Golding, a refusé qu’on utilise sa signature en raison de ses doutes sur la crédibilité de l’histoire.

Crédibilité attaquée

Or, lors de l’audition de jeudi dernier, Emma-Jo Morris a affirmé être la principale rédactrice de l’article en réponse à une question du représentant démocrate de New York Daniel Goldman.

Ce dernier a enchaîné : « N’est-il pas vrai que [Golding] a décidé de retirer sa signature en raison des préoccupations qu’il avait ?

— Je n’ai pas été mêlée à ça », a répondu la journaliste.

Avant d’être élu au Congrès, le représentant Goldman a servi comme conseiller juridique de la commission du renseignement de la Chambre lors de la première procédure de destitution visant Donald Trump pour son rôle dans l’affaire ukrainienne. En février dernier, cet ancien procureur fédéral a qualifié de « 100 % fausse » l’amorce du premier article du New York Post sur l’ordinateur de Hunter Biden.

PHOTO ANDREW HARNIK, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Hunter Biden, fils du président Joe Biden

Cette amorce se lisait ainsi : « Hunter Biden a présenté son père à un cadre supérieur d’une société énergétique ukrainienne moins d’un an avant que [Joe Biden] ne fasse pression sur des responsables ukrainiens pour qu’ils renvoient un procureur qui enquêtait sur la société. »

Jeudi dernier, Goldman s’est attaqué à la crédibilité d’Emma-Jo Morris en s’adressant aux anciens procureurs parmi ses collègues républicains présents

Vous savez bien que les opinions d’une journaliste ne constituent pas une preuve réelle de quoi que ce soit. Et c’est un signe de votre tentative désespérée de satisfaire vos théories du complot que de faire appel à une journaliste marginale de la droite pour fournir des preuves à votre enquête.

Daniel Goldman, représentant démocrate de New York, s’adressant à des collègues républicains

« Censure »

C’est aussi un signe de la polarisation de la politique américaine que cette même journaliste ait acquis un statut d’héroïne aux yeux des membres de la droite américaine. Ces derniers n’entretiennent aucun doute concernant ses allégations. Lors de l’audition, Emma-Jo Morris a notamment affirmé que le FBI savait que l’ordinateur de Hunter Biden était « réel » dès novembre 2019, soit 11 mois avant le premier article du New York Post.

En contact régulier avec le FBI, Twitter et Facebook n’auraient donc pas dû, selon elle, censurer ou restreindre l’accès à l’histoire de l’ordinateur de Hunter Biden au prétexte qu’il pouvait s’agir d’une opération de désinformation russe (la censure de Twitter a duré 24 heures).

Et Politico aurait dû s’abstenir de publier peu après, « sans aucun esprit critique », une lettre d’anciens responsables du renseignement selon laquelle les révélations sur les courriels du fils de Joe Biden avaient « toutes les caractéristiques classiques d’une opération de désinformation russe ».

« Ce complot de censure élaboré n’était pas dû au fait que les informations rapportées étaient fausses. C’est parce que ces informations étaient vraies et représentaient une menace pour les centres de pouvoir de ce pays », a accusé la journaliste.

Emma-Jo Morris a quitté le New York Post en octobre 2021. Elle travaille aujourd’hui pour le site d’information conservateur Breitbart.