(New York) En apercevant Matt Deodato et son engin pour tuer les rats, Kasia sort en trombe du restaurant Mangia, dont elle est la gérante, dans la 23e Rue, tout juste en face d’Eataly, haut lieu du tourisme et de la gastronomie à Manhattan.

« Je ne peux pas vous laisser faire ça ! », s’exclame-t-elle en agitant les bras sur le trottoir, par un après-midi de juin. « La dernière fois que vous êtes venu, les gens sur la terrasse ont pris des photos et les ont publiées sur Instagram. Je ne veux plus ça ! »

« Ça », c’est une méthode novatrice – et très peu ragoûtante – pour combattre un des fléaux endémiques de New York.

Depuis l’automne dernier, Matt Deodato, propriétaire de la société Urban Pest Management, s’est doté d’un appareil de 3500 $ appelé BurrowRX, qui asphyxie les rats en pompant du gaz carbonique à faible concentration dans leurs terriers.

Ou plutôt qui asphyxie la plupart des rats. Et c’est ici que le bât blesse.

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Le propriétaire de la société Urban Pest Management, Matt Deodato, et son appareil à asphyxier les rats

Après le départ de Kasia, à laquelle il a promis de revenir un autre jour, l’exterminateur de 58 ans explique : « Les mâles dominants résistent davantage au gaz carbonique et parviennent parfois à émerger de leur terrier. »

« Je les attends à la sortie et je les tue avec ça », ajoute-t-il en brandissant une espèce de fourche.

Un mois plus tôt, lors de sa première intervention dans la fosse d’arbre située devant le Mangia, Matt Deodato a semé l’émoi chez la clientèle attablée à la terrasse du restaurant en harponnant sous ses yeux quelques rats aussi dodus que groggy.

« C’est dégoûtant », admet-il en se dirigeant vers une autre fosse d’arbre et en formulant une prédiction concernant Kasia : « Au milieu de l’été, elle va m’implorer et dire : “S’il vous plaît, débarrassez-moi de ces rats !” »

« À la fois dégoûté et diverti »

Andrew Fine lui conseillerait de ne pas attendre. Vice-président de l’Association de la 86e Rue, cet agent immobilier se souvient du cauchemar qu’il a vécu le 28 juin 2022, vers 4 h 30 du matin, soit environ 90 minutes avant l’ouverture des bureaux de scrutin en cette journée de primaires new-yorkaises.

« Je posais des affiches électorales pour mon candidat préféré partout où c’était légal », raconte-t-il en se tenant à l’intersection de la 86e Rue et de la 3e Avenue, dans le quartier Upper East Side de Manhattan.

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Le vice-président de l’Association de la 86e Rue, Andrew Fine

Il y avait des dizaines de rats qui couraient dans un sens et dans l’autre, ici et là. L’un d’eux est passé sur mon pied. C’était dégueulasse. Je me suis dit : “Ça suffit.”

Andrew Fine, vice-président de l’Association de la 86e Rue

Après plusieurs appels au 311, numéro à signaler pour se plaindre d’une infestation de rongeurs, un employé du département de la Santé de New York l’a contacté. Il lui a promis des boîtes d’appâtage pour 7 des 21 fosses d’arbre infestées le long de la 86e Rue, sur deux pâtés de maisons.

« Un exercice futile », résume Andrew Fine.

Puis, en octobre dernier, la conseillère municipale du quartier, Julie Menin, a décidé de puiser dans son budget discrétionnaire pour financer une nouvelle approche. Moyennant environ 10 000 $, elle a retenu les services de Matt Deodato et son engin raticide.

« Quand il est venu ici la première fois, il a mis le tuyau de son appareil dans les terriers et les rats se sont mis à sortir », se souvient Andrew Fine. « Il en a éventré un devant le magasin Victoria’s Secret. J’étais à la fois dégoûté et diverti. »

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L’exterminateur Matt Deodato, lors d’une intervention dans une fosse d’arbre

« Cela a fonctionné. Depuis, j’ai vu seulement un ou deux trous que Matt a traités de nouveau. Il est bon. »

Baisse des plaintes

Bon au point d’avoir contribué à la baisse des plaintes contre les rats ? Matt Deodato n’oserait jamais prétendre pareille chose. Mais le maire Eric Adams, ennemi déclaré des rats à New York, n’a pas sa retenue.

La semaine dernière, son bureau a fait grand cas de la baisse de 15 % du nombre de plaintes contre les rats en mai par rapport au même mois en 2022. Cette diminution suit la nomination en mars de Kathleen Corradi à titre de directrice de la « lutte contre les rongeurs à l’échelle de la ville » et de l’entrée en vigueur en avril d’un nouveau règlement repoussant de 18 h à 20 h le moment où les sacs-poubelle peuvent être déposés sur les trottoirs.

« Bien qu’il soit encore tôt, tout signe indiquant qu’il y a moins de rats dans notre ville est le bienvenu », a déclaré Kate Smart, porte-parole de la mairie.

Or, selon Michael Parsons, spécialiste en écologie urbaine à l’Université Fordham, le nombre de plaintes n’est pas une donnée valable pour mesurer la population ratière d’une ville.

« Nous n’avons aucune preuve que le nombre de rats a diminué », estime-t-il. De toute façon, « les chiffres demeurent plus élevés que ceux pris avant 2022. J’espère que la Ville documente soigneusement ses approches afin que les données de tout succès soient claires et évidentes ».

En attendant, ce qui est clair et évident, aux yeux de Matt Deodato, c’est que le problème des rats à New York « est pire que jamais ».

« Je pense que la COVID y est pour beaucoup. Tout s’est arrêté, de sorte que les rats n’ont pas été autant dérangés par les gens. Il y avait des ordures partout. Leur population n’a cessé de croître », dit l’exterminateur, qui estime à environ 20 millions le nombre de rats à New York.

Rompre avec la tradition

Évidemment, la méthode de Matt Deodato pour tuer les rats n’est pas la plus « humaine ».

Dans ses parcs, la Ville de New York préfère utiliser la glace carbonique, qui libère graduellement du CO2 dans les galeries des rongeurs et asphyxie leurs occupants. Mais l’Agence de protection de l’environnement (EPA) interdit le recours à cette solution près des immeubles et des endroits résidentiels.

Pourquoi alors Matt Deodato peut-il sévir où bon lui semble avec son engin qui pompe du CO?

« Parce que l’EPA ne s’est pas encore penchée sur notre cas », répond-il en soulignant que des exterminateurs de Boston et de Philadelphie utilisent également le BurrowRX.

En théorie, les boîtes d’appâtage permettent également de tuer les rats sans cruauté. Mais Matt Deodato ne croit pas en leur efficacité dans une ville de 8,5 millions d’habitants qui empilent une bonne partie de leurs ordures sur les trottoirs.

« J’ai vu des rats s’installer dans une boîte d’appâtage comme si c’était un condo », raconte l’exterminateur après avoir achevé une demi-douzaine de rongeurs avec sa fourche à l’extérieur d’un complexe d’habitation de Flatbush, quartier de Brooklyn.

Il n’était pourtant pas destiné à ce métier. Comme les autres membres de sa famille élargie, ce natif de Brooklyn devait être pompier ou policier. Mais après la mort d’un cousin policier, tué dans l’exercice de ses fonctions, il a décidé de rompre avec la tradition familiale.

« J’étais au début de la vingtaine. Je me suis dit : “Je ne ferai pas ça pour 26 400 $ par année” », dit celui qui se targue aujourd’hui d’avoir envoyé ses trois fils à l’école privée, en plus d’avoir acquis trois maisons, dont l’une en Caroline du Nord, et de s’être offert une Maserati pour la fête des Pères.

« C’est un sale boulot. Personne ne veut le faire. Mais il me permet de bien vivre. »

Les rats que croise Matt Deodato ne peuvent pas en dire autant.