(New York) CNN a bâti sa renommée sur ce genre de moment. Un évènement historique ou catastrophique survient quelque part aux États-Unis ou ailleurs dans le monde. Par un réflexe conditionné par l’habitude, le téléspectateur américain se tourne vers la chaîne d’information fondée en 1980 par Ted Turner pour voir et comprendre ce qui se passe.

Un tel évènement s’est produit jeudi soir dernier. Vers 19 h 45, Donald Trump a annoncé sur son réseau social qu’il serait poursuivi pour sa gestion de documents classifiés après son départ de la Maison-Blanche. Ont suivi plusieurs heures de reportages et de commentaires sur CNN concernant la première inculpation d’un ancien président, de surcroît candidat à son ancienne fonction, pour des crimes fédéraux.

Mais le téléspectateur américain n’était pas vraiment au rendez-vous. Durant les heures de grande écoute, soit de 20 h à 23 h, CNN a attiré une moyenne de 1,13 million de téléspectateurs, finissant troisième derrière ses deux principales rivales, MSNBC (2,43 millions de téléspectateurs) et Fox News (2,15 millions de téléspectateurs).

Ces cotes d’écoute en disent long sur le passage à vide de CNN, dont les multiples crises ont culminé mercredi dernier avec le limogeage du PDG de la chaîne, Chris Licht, après seulement 13 mois à ce poste.

Licht, 51 ans, n’a pas seulement été victime d’une gestion et d’une personnalité décrites de façon dévastatrice dans un portrait de 15 000 mots publié quelques jours plus tôt par le magazine The Atlantic. Il a aussi été piégé par une stratégie qui visait à distinguer CNN de ses concurrentes marquées à gauche ou à droite en favorisant la « neutralité » et le « centrisme ».

PHOTO EVAN AGOSTINI, ARCHIVES INVISION/ASSOCIATED PRESS

L’ancien PDG de CNN Chris Licht

La grande question est de savoir s’il y a un public pour une chaîne d’information défendant ces concepts au moment où la vérité et la démocratie sont contestées et malmenées aux États-Unis, et où le réflexe de nombreux Américains n’est plus de se tourner vers les chaînes d’information câblées quand un évènement d’envergure se produit, mais de consulter leur téléphone et leurs réseaux sociaux préférés.

Nouvelle direction

Le début du passage à vide de CNN a précédé l’entrée en fonction de Chris Licht, qui avait connu le succès comme producteur des matinales Morning Joe (MSNBC) et CBS This Morning, ainsi que de l’émission de fin de soirée de CBS Late Show with Stephen Colbert.

En plus de voir ses cotes d’écoute chuter après l’ère Trump et celle de la COVID-19, CNN a perdu :

  • son animateur vedette, Chris Cuomo, viré en novembre 2021 pour un manque flagrant d’éthique ;
  • son patron, Jeff Zucker, licencié en février 2022 pour avoir caché sa liaison amoureuse avec une collaboratrice ;
  • sa plateforme d’écoute en continu, CNN+, liquidée en avril 2022, soit un mois et demi après son lancement.

À la même période, CNN est passée sous le contrôle d’un nouveau groupe, Warner Bros. Discovery, dont le PDG, David Zaslav, est responsable du choix de Chris Licht pour remplacer Jeff Zucker. L’an dernier, Zaslav a décrit ainsi sa vision pour CNN : « Le journalisme d’abord. L’Amérique a besoin d’une chaîne d’information où tout le monde peut venir et être entendu, républicains et démocrates. »

Le message aux journalistes et animateurs de CNN était clair : l’ère de Jeff Zucker, cet ancien patron adoré par ses employés, était bel et bien terminée.

La chaîne ne tenterait plus de concurrencer MSNBC en rejoignant les rangs de la « résistance » à Donald Trump et à ses semblables. Elle serait « plus centriste », pour reprendre les mots de l’investisseur John Malone, mentor de David Zaslav, donateur de Donald Trump et membre influent du conseil d’administration de Warner Bros. Discovery.

L’échec du « journalisme des deux côtés »

Selon The Atlantic, Chris Licht a traduit ce message tôt dans son mandat en se rendant au Capitole pour rencontrer les dirigeants républicains et leur promettre un traitement équitable sous sa direction. Or, « ce que Licht considérait comme une visite diplomatique, ses sceptiques l’ont décrit comme une tournée d’excuses », a écrit le journaliste Tim Alberta dans le magazine.

Quelques mois plus tard, Chris Licht n’a pas rassuré les sceptiques ou ses détracteurs au sein de CNN en virant l’animateur de l’émission Reliable Sources Brian Stelter et le correspondant de la Maison-Blanche John Harwood, connus pour leur refus de pratiquer le « journalisme des deux côtés ». Aux yeux de ces derniers, il n’y a qu’un côté, celui de la vérité.

Licht n’a pas non plus démontré une touche magique côté programmation. Sa première initiative d’envergure – une matinale coanimée par Don Lemon, une des vedettes de CNN, Poppy Harlow, journaliste aguerrie, et Kaitlan Collins, vedette montante – a viré à l’échec.

PHOTO ANDY KROPA, ARCHIVES INVISION/ASSOCIATED PRESS

Le journaliste et ancienne vedette de CNN Don Lemon

Lemon a été limogé après avoir créé des malaises sur le plateau et dans les coulisses et insulté une bonne partie de l’auditoire en déclarant que Nikki Haley, candidate républicaine à la présidence, n’était plus dans la fleur de l’âge à 51 ans.

Et puis, il y a eu cette assemblée publique diffusée en direct par CNN où une foule partisane du New Hampshire a ri ou applaudi lorsque Donald Trump a traité Kaitlan Collins de « personne désagréable », insulté l’autrice E. Jean Carroll, qui avait remporté la veille un procès civil contre lui, et répété bon nombre de ses mensonges habituels.

Chris Licht aurait-il survécu à ce fiasco s’il n’avait pas permis à Tim Alberta de le suivre partout pendant plusieurs mois, y compris au gym, d’observer sa paranoïa et de recueillir ses dénonciations brutales du journalisme pratiqué par ses employés avant son arrivée et ses réflexions fumeuses sur la « vérité » et d’autres sujets touchant son rôle de gestionnaire ?

« Comment allons-nous couvrir Trump ? Ce n’est pas une question qui me tient éveillé toute la nuit. C’est très simple », a confié Licht à Alberta lors de leur toute première rencontre.

L’article de Tim Alberta qui a résulté de son accès extraordinaire à Chris Licht a probablement précipité la fin du patron de CNN, qui vivait sur du temps emprunté. Et le passage à vide de CNN se poursuit.