(New York) Les manifestations qui agitent les États-Unis depuis la mort de George Floyd secouent aussi les rédactions de nombreux médias américains, forcés de s’interroger sur leur couverture de la question raciale et, parfois, leur manque de diversité.

Il y a quelques jours, une tribune qui suggérait de mobiliser l’armée pour gérer les manifestations a déclenché une tempête dans les rangs du New York Times, jusqu’à pousser le responsable de la rubrique Opinion à démissionner.

Au Philadelphia Inquirer, il a suffi d’un titre (« Buildings Matter, too » - « les bâtiments comptent aussi »), comparant les dégâts matériels lors des manifestations aux Afro-Américains tués par la police, pour qu’une partie de la rédaction, là aussi, se soulève.

« La lutte qu’on voit dans les rues s’invite dans les rédactions américaines, parce que des journalistes sont outrés par la couverture ou parce qu’on les empêche de couvrir ces sujets du fait de leurs origines ethniques », résume Martin Reynolds, co-directeur du Maynard Institute, institut qui promeut la diversité dans les médias.

Une journaliste noire du Pittsburgh Post-Gazette a ainsi affirmé avoir été écartée du suivi des manifestations après un tweet provocateur.

Des dizaines de collègues ont pris sa défense, mais le rédacteur en chef, Keith Burris, a justifié sa décision au nom du respect de l’objectivité.

« Il y a énormément de réticences à accepter que les journalistes non-blancs ne sont pas biaisés », considère Akela Lacy, journaliste métisse, du site d’information en ligne The Intercept. « C’est pénible de voir qu’on donne systématiquement le bénéfice du doute à ceux qui ont défini les règles », c’est-à-dire les Blancs.

« Personne n’est objectif », peu importe sa couleur de peau, estime Martin Reynolds, pour qui l’objectivité est une « illusion ». « Mais tout le monde peut être honnête, surtout si vous êtes conscients de vos biais. »

« Un journaliste peut tout couvrir […] s’il est formé », dit-il, appelant à davantage de réflexion et de pédagogie interne dans les médias sur le traitement des questions raciales aux États-Unis.

« Tout mettre sur la table »

Les tensions internes que connaissent de nombreux médias et l’atmosphère générale aux États-Unis depuis le début des manifestations rendent difficile le dialogue, reconnaît Akela Lacy, qui dit être la seule journaliste de couleur dans sa rédaction.

« Il y a une vraie peur de dire une bêtise, ou de céder à la foule qui exige une prise de conscience », dit-elle, mais « il faut tout mettre sur la table. Il n’y pas de question idiote. »

Le débat renvoie au manque de diversité dans les rédactions, à 77 % blanches selon une étude du Pew Research Center publiée fin 2018, alors que la proportion est de 65 % dans l’ensemble de la population active.

Ancien rédacteur en chef du quotidien national américain, USA Today, Ken Paulson y voit une régression, après des progrès durant les années 80 et 90.

Propriétaire de USA Today, le groupe Gannett avait alors notamment lié la rémunération de ses cadres à la diversité de leurs équipes mais aussi à la représentation des minorités dans les pages du journal, se souvient-il.

Mais la crise que traverse la presse depuis plus de dix ans et les suppressions d’emplois massives ont rogné sur la diversité, dit-il.

Aujourd’hui directeur du centre pour la liberté d’expression à l’université Middle Tennessee State, Ken Paulson ne s’inquiète pas tant de la couverture des « dominantes », comme le coronavirus ou les manifestations, qu’il juge « très bonne ».

« Le défi, c’est de raconter les petites histoires, qui décrivent ce qui se passe vraiment » dans la société américaine, dit-il. « Les journalistes et la diversité sont alors essentiels ».

Aux problèmes de représentation et de diversité s’ajoute celui de la toute-puissance de l’image et des chaînes d’informations, souvent accusées de nuire à la complexité des questions raciales.

Les images de bâtiments incendiés et de casseurs, qui ont brièvement ponctué les manifestations, ont notamment tourné en boucle et « détourné une partie du débat pendant un temps », observe Martin Reynolds.

« Tout doit être visuel », regrette Ken Paulson. « Personne ne va envoyer une équipe filmer une audition sur les droits civiques. (La télévision) ne se prête pas à une réflexion approfondie, et c’est pourtant ce dont les États-Unis ont besoin aujourd’hui. »