« Oh mon Dieu. C'est terrible. C'est la fin de ma présidence. Je suis foutu. »

Affaissé dans le fauteuil qu'il occupe dans le Bureau ovale, Donald Trump ne cache pas son désarroi, en ce 17 mai 2017. Le procureur général de l'époque, Jeff Sessions, vient de lui apprendre la nomination d'un procureur spécial pour enquêter sur l'affaire russe. Dix jours plus tôt, il a viré le directeur du FBI, James Comey, pensant avoir réglé ce dossier une fois pour toutes.

Le 17 juin 2017, exactement un mois après la nomination de Robert Mueller, le président appelle le conseiller juridique de la Maison-Blanche, Donald McGahn, à son domicile, et lui ordonne d'orchestrer le renvoi du procureur spécial. « Tu dois faire ça. Tu dois appeler Rod », lui dit le chef de la Maison-Blanche en faisant référence à Rod Rosenstein, procureur général adjoint et responsable de l'enquête russe.

Troublé, McGahn promet au président de voir ce qu'il peut faire, tout en se promettant de ne pas donner suite à cette demande. « Il aurait démissionné plutôt que de déclencher ce qu'il considérait comme un Massacre du samedi soir potentiel. » Le Massacre du samedi soir fait référence à un épisode clé de l'affaire du Watergate qui a vu le président Richard Nixon décapiter la direction du département de la Justice dans le but d'obtenir le renvoi du procureur spécial Archibald Cox.

Ces scènes, conversations et citations, y compris les mots « I'm fucked », prononcés par le 45président le 17 mai 2017, se trouvent dans le rapport de Robert Mueller, dont une version expurgée a été rendue publique hier matin. Elles donnent une couleur cinématographique à une section du document de 448 pages consacrée à une question cruciale à laquelle le procureur spécial a choisi de ne pas répondre de façon définitive : Donald Trump a-t-il fait entrave à la justice au cours de l'enquête de 22 mois menée par le procureur spécial ?

« Si nous étions convaincus, après un examen exhaustif des faits, que le président n'avait clairement pas fait entrave à la justice, nous l'indiquerions. Or, en nous fondant sur les faits et les normes légales applicables, nous ne pouvons arriver à un tel jugement », affirme le rapport, qui raconte dans le menu détail l'implication de Donald Trump dans 11 épisodes pouvant constituer les éléments d'une entrave à la justice.

D'autres évènements

Outre les tentatives de virer Robert Mueller (celle du 17 juin 2017 n'est pas la seule), ces épisodes incluent le renvoi du patron du FBI James Comey, les pressions pour forcer l'ex-procureur général Jeff Sessions à revenir sur sa décision de se récuser de l'affaire russe, les messages d'appui sur Twitter à son ancien directeur de campagne Paul Manafort, condamné à la prison en mars 2019, et les efforts pour empêcher la divulgation de courriels concernant la rencontre du 9 juin 2016 entre des Russes et des responsables de l'équipe de campagne du futur président.

« Analyser les actes collectivement peut aider à comprendre leur signification », commente le rapport.

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Les mots « I'm fucked », prononcés par le 45e président le 17 mai 2017, se trouvent dans le rapport de Robert Mueller.

Robert Mueller précise que la décision de ne pas inculper Donald Trump pour entrave à la justice tient en partie à une directive du département de la Justice interdisant aux procureurs fédéraux de lancer des poursuites criminelles contre un président en fonction. Pour autant, le Congrès peut poursuivre l'enquête, ajoute-t-il.

« Quant à savoir si le président peut être accusé d'avoir fait entrave à la justice en exerçant ses pouvoirs en vertu de l'article II de la Constitution, nous concluons que le Congrès a l'autorité d'empêcher un président de recourir de façon corrompue à ses pouvoirs, et ce, afin de protéger l'intégrité de l'administration de la justice », écrit le procureur spécial.

Pour la Maison-Blanche, toutefois, le dossier est bel et bien clos.

« Pas de collusion, pas d'entrave [à la justice]. Game over », a clamé Donald Trump sur Twitter, adressant son message aux « haineux et démocrates de la gauche radicale » et l'accompagnant d'une affiche inspirée de la série Game of Thrones.

Le procureur général des États-Unis, William Barr, a pleinement approuvé ce message hier matin lors d'une conférence de presse, faisant valoir que le rapport du procureur spécial disculpait Donald Trump tant sur la question de l'entrave à la justice que sur celle de la « collusion ».

« Nous savons maintenant que les agents russes n'ont pas été aidés par le président Trump ou la campagne du président Trump, et tous les Américains devraient s'en réjouir. » - William Barr

Il faisait ainsi l'impasse sur une des conclusions du rapport Mueller : la campagne républicaine s'attendait à « profiter électoralement » des courriels volés et disséminés par les agents russes.

Sur la question de l'entrave à la justice, William Barr a défendu le comportement du président avec une vigueur qui lui a valu d'être accusé par les démocrates d'avoir abandonné l'indépendance et l'impartialité de sa fonction.

« Il faut se rappeler que le président faisait face à une situation sans précédent », a-t-il dit, flanqué de deux responsables du département de la Justice, dont le numéro deux, Rod Rosenstein. « Il y a des preuves montrant qu'il était en colère et frustré, avec la conviction sincère que l'enquête minait sa présidence, encouragée par ses adversaires politiques et alimentée par des fuites illégales. Et dans le même temps, il y avait des suppositions constantes dans les médias sur sa culpabilité personnelle. »

Une autre explication

Robert Mueller a offert une toute autre explication du comportement de Donald Trump.

« [La] preuve indique qu'une enquête approfondie du FBI aurait dévoilé des faits sur la campagne et le président lui-même que le président pouvait considérer comme des crimes ou qui auraient pu lui causer des ennuis personnels et politiques », écrit-il dans son rapport.

Au bout du compte, ajoute Robert Mueller, les tentatives d'entrave à la justice du président ont échoué dans la plupart des cas parce que les membres de son entourage « ont décliné d'exécuter ses ordres ou d'accéder à ses demandes ».

Après une première lecture du rapport de Robert Mueller, le président de la commission judiciaire de la Chambre des représentants, Jerrold Nadler, a refusé de fermer la porte à une procédure de destitution contre Donald Trump. Le document « a probablement été écrit pour fournir au Congrès une feuille de route », a déclaré l'élu de New York, tout en se disant « troublé par les preuves indiquant que le président a fait entrave à la justice ».

Mais avant tout, Jerrold Nadler et les démocrates du Congrès veulent obtenir le rapport dans son intégralité et entendre les témoignages de Robert Mueller et de William Barr. Celui du procureur général est déjà prévu pour le 2 mai.

Une ingérence « massive » des Russes en faveur de Trump

Le gouvernement russe s'est ingéré dans la campagne présidentielle américaine de 2016 d'une manière « massive et systématique », conclut le procureur spécial Robert Mueller dans son rapport publié hier.

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Une version expurgée du rapport Mueller a été rendue publique hier matin.

Moscou misait sur l'élection de Donald Trump, espérant notamment qu'elle se traduirait par un appui de Washington à sa politique en Ukraine, lit-on dans le document.

Les informations « volées et diffusées » par le piratage russe étaient perçues comme bénéfiques au sein de la machine électorale de Donald Trump. Mais rien ne permet de conclure que des acteurs de la campagne de Trump ont « conspiré ou coordonné » des actions avec le gouvernement russe, tranche le procureur.

Déclenchée il y a près de deux ans, l'enquête sur l'ingérence russe dans la présidentielle de 2016 est détaillée sur près de 200 pages, dans le premier volume du rapport Mueller.

On y apprend que l'Agence russe de recherche internet (IRA) a entrepris une mégacampagne visant à influencer les réseaux sociaux américains dès 2014. Le rapport jette la lumière sur la vaste opération de piratage des serveurs du Comité national démocrate, pilotée par la Direction de service de renseignement militaire russe. Dans les deux cas, ces actions constituent des violations des lois américaines, et des poursuites ont été intentées contre les responsables.

Le rapport détaille aussi les nombreuses rencontres entre des représentants russes et des proches de Donald Trump.

Même s'il ne permet pas de conclure à un « accord tacite entre Trump et les Russes », ses conclusions n'en sont pas moins « gigantesques et troublantes », affirme Frédérick Gagnon, directeur de l'Observatoire des États-Unis à la Chaire Raoul-Dandurand de l'Université du Québec à Montréal.

« L'ingérence russe est beaucoup plus importante que ce qu'on pouvait imaginer, ce n'était pas juste une fois, ce n'était pas par hasard et ce n'était pas l'affaire d'un seul individu. »

Le procureur rejette l'hypothèse d'une conspiration, mais son rapport n'en montre pas moins que l'entourage de Donald Trump « était au courant de ce qui se passait et était content que ça se passe », conclut l'expert.

L'ingérence russe en trois temps

Opération web

La Russie a entrepris dès le milieu de 2014 une campagne visant à « provoquer et accentuer les conflits sociaux et politiques aux États-Unis », avant de lancer une impressionnante offensive sur les réseaux sociaux, grâce à de faux comptes Facebook, Twitter et Instagram. L'agence responsable de cette opération, l'IRA, est financée par l'oligarque Evgueni Prigojine, que l'on dit proche de Vladimir Poutine.

Son premier objectif était d'affaiblir le système électoral américain. Mais, dès le début de 2016, elle a tourné en une opération de soutien de la candidature de Donald Trump.

L'IRA a dépêché des émissaires aux États-Unis au printemps 2014, dans une mission de collecte d'informations et de photos, qui a permis de mener cette « guerre virtuelle. »

Ainsi, par le truchement de 3814 faux comptes Twitter, l'agence russe a pu entrer en contact avec 1,4 million d'abonnés du réseau social. L'IRA a aussi pu rejoindre 126 millions d'abonnés grâce à ses comptes et groupes Facebook.

Les faux comptes portaient des noms comme « Stop all immigrants », « Being Patriotic », « United Muslims of America » ou encore « LGBT United ».

Les Russes ont aussi payé pour des annonces publicitaires dénonçant la candidate démocrate Hillary Clinton. « Si Dieu permet à cette menteuse d'entrer à la Maison-Blanche, cela causerait une tragédie nationale », affirmait l'une des pubs faisant allusion à la candidate démocrate.

L'enquête Mueller n'a pas établi de preuves associant quelque citoyen américain que ce soit à la campagne de l'IRA.

Le piratage informatique

L'opération de piratage informatique était menée sous l'égide de la Direction générale du service de renseignement militaire russe (GRU). Les premières intrusions dans les boîtes de courriels de bénévoles et employés de la campagne de Hillary Clinton remontent à mars 2016. Le mois suivant, les pirates ont infiltré les serveurs du Comité national démocrate, subtilisant 70 gigaoctets de données.

Celles-ci ont d'abord été rendues publiques sur un faux blogue établi au nom de Guccifer 2.0. Mais, dès juin 2016, l'IRA a pris contact avec WikiLeaks et son créateur, Julian Assange, qui avait fait connaître son opposition à Hillary Clinton, la qualifiant notamment de « sociopathe ».

WikiLeaks a commencé à diffuser les courriels volés au directeur de la campagne démocrate, John Podesta, une heure après la diffusion d'une vidéo potentiellement dévastatrice pour Donald Trump, dans laquelle il se vantait de pouvoir empoigner impunément le sexe des femmes de son choix. La publication des courriels a détourné l'attention publique de la vidéo compromettante et a joué un rôle important dans la dernière ligne droite de la présidentielle.

Les courriels piratés du Comité national démocrate ont montré comment celui-ci a tout fait pour nuire au candidat Bernie Sanders, ternissant au passage l'image de Hillary Clinton, rappelle Frédérick Gagnon. Ce piratage a joué un rôle important à un moment crucial de la campagne présidentielle, selon lui.

D'autres tentatives de piratage ont ciblé des organisations électorales et des administrations locales.

Mais si l'organisation de Donald Trump a accueilli favorablement ces fuites, rien ne prouve qu'elle ait collaboré à ces actes de piratage potentiellement criminels, conclut le rapport Mueller.

Rencontres douteuses

Au printemps 2016, le conseiller en politique étrangère de Donald Trump, George Papadopoulos, a joint un certain Joseph Mifsud, un professeur de Londres bien branché à Moscou. De retour de Russie, Mifsud a informé Papadopoulos que le gouvernement russe possédait des milliers de courriels potentiellement dommageables pour Hillary Clinton. Pendant plusieurs mois, ce conseiller, qui a depuis été condamné pour faux témoignage, a tenté d'arranger une rencontre entre des organisateurs de la campagne Trump et le gouvernement russe. Une rencontre qui n'a finalement jamais eu lieu.

Le rapport Mueller détaille une série d'autres rencontres entre des proches de Donald Trump et des représentants russes. L'une d'elles a eu lieu le 9 juin 2016 entre un avocat russe, le gendre de Trump, Jared Kushner, et le directeur de sa campagne électorale, Paul Manafort. Sujet de la rencontre : de supposées informations incriminantes envers Hillary Clinton.

Des messages échangés en préparation de cette rencontre montrent que l'entourage de Donald Trump s'attendait à recevoir des informations qui auraient pu favoriser leur candidat. Mais le témoignage de l'avocat n'a pas permis de corroborer que cet échange d'information a eu lieu.

Encore une fois, des tentatives d'influencer la campagne électorale se sont produites, mais rien ne prouve, selon le procureur Mueller, que des membres de l'entourage de Donald Trump aient « conspiré » ou « coordonné des actions » avec les Russes.