Et c’est reparti pour cinq ans pour le premier ministre indien Narendra Modi, qui a obtenu mardi un troisième mandat – bien qu’édenté – à la fin d’une campagne-fleuve. Est-ce un moment propice pour remettre la relation diplomatique entre l’Inde et le Canada sur les rails ? Malheureusement, rien n’est moins sûr.

J’ai passé les dernières semaines à interviewer des politiciens et des diplomates indiens à partir de Montréal. Par dépit, je l’avoue. Je voulais me rendre en Inde, mais comme beaucoup de journalistes canadiens, je n’ai pas réussi à obtenir un visa de presse pour couvrir les élections. Selon toute vraisemblance, les médias d’information canadiens subissent les dommages collatéraux des tensions entre les deux pays.

Qu’ai-je entendu lors de mes entretiens ? Tous mes interlocuteurs indiens – même issus de partis rivaux et aux idéologies opposées – expriment un malaise à l’égard de la présence d’organisations séparatistes sikhes sur le sol canadien. Ce mouvement demande la création d’un État indépendant, le Khalistan, à l’intérieur de l’État du Pendjab indien, déjà coupé en deux lors de la partition du pays en 1947.

S’il est présent aux États-Unis et au Royaume-Uni, c’est au Canada que ce mouvement est le plus visible. C’est aussi au Canada que la diaspora indienne de religion sikhe est la plus nombreuse avec plus de 770 000 membres, selon le dernier recensement. Une petite fraction d’entre eux souscrit à l’idéologie séparatiste.

L’assassinat du militant khalistanais Hardeep Singh Nijjar, 45 ans, à Surrey en Colombie-Britannique le 18 juin 2023, est au cœur du froid entre l’Inde et le Canada. En septembre dernier, le premier ministre Justin Trudeau a surpris la planète en entier en affirmant à la Chambre des communes que le Canada enquêtait sur des « allégations crédibles » selon lesquelles des agents indiens étaient liés à ce meurtre.

Depuis, quatre suspects ont été arrêtés au Canada. Les autorités américaines, qui ont déjoué une autre tentative d’assassinat sur leur sol, ont demandé l’extradition d’un suspect à partir de la République tchèque. Des enregistrements de conversations téléphoniques rendus publics par la justice américaine avant la délivrance d’un mandat d’arrêt mettent aussi en cause des représentants de l’État indien.

PHOTO ETHAN CAIRNS, LA PRESSE CANADIENNE

Affiches du militant assassinné Hardeep Singh Nijjar

Se disant insulté, le gouvernement de Narendra Modi nie toute implication dans l’assassinat de M. Nijjar d’un côté, mais de l’autre ne cache pas que ses services secrets commettent des assassinats ciblés à l’étranger, notamment au Pakistan. Le même gouvernement a aussi expulsé 41 diplomates canadiens et leur famille dans ce qui ressemble à une technique de diversion.

La colère du gouvernement canadien est tout à fait justifiée. Aucun État, aussi conciliant soit-il, ne peut accepter qu’un autre État utilise son territoire pour commettre des crimes. Les procès des quatre suspects arrêtés à Edmonton et à Vancouver pourraient nous permettre d’en apprendre plus sur l’enquête policière et les preuves que détient le Canada.

Cela dit, il reste que les excès du mouvement khalistanais sont depuis longtemps un caillou dans le soulier des relations canado-indiennes et qu’il faudra tôt ou tard se pencher sérieusement sur la question.

Si l’intervention alléguée de l’Inde au Canada est largement décriée parmi les politiciens de l’opposition indienne, la passivité du Canada à l’égard de la violence prônée par certains membres du mouvement séparatiste est tout aussi dénoncée. « Nous sommes consternés par le fait que le Canada se soit laissé prendre en otage par un groupe extrémiste qui prêche la création d’un État dans la violence et le grabuge », m’a dit Shashi Tharoor, politicien indien largement respecté sur la scène internationale, membre du parti du Congrès et farouche opposant à Narendra Modi.

« Ces séparatistes, ce ne sont pas des Québécois ! Les Québécois [indépendantistes] n’ont jamais dit qu’ils voulaient arriver à leurs fins en tuant un premier ministre ou en faisant exploser un avion ! », ajoute-t-il, en référence à l’attentat de 1985 contre un vol d’Air India reliant Montréal à Londres et dans lequel 329 personnes ont péri. Ce crime horrible, attribué aux séparatistes khalistanais, est resté impuni, au grand dam de l’Inde et de beaucoup de membres de la diaspora indienne au Canada. « Encore aujourd’hui, j’ai des amis canadiens de religion sikhe qui sont harcelés par ces extrémistes ! », affirme Shashi Tharoor.

En juin 2023, le milieu politique indien a écarquillé les yeux en voyant des images d’un défilé qui a eu lieu à Brampton, en Ontario. Sur un char allégorique, on voyait une poupée ensanglantée représentant la première ministre Indira Gandhi et deux autres mannequins à l’effigie des gardes du corps sikhs qui l’ont assassinée en 1984. Sur une bannière, on pouvant lire revenge (« vengeance »).

Voyez la vidéo du char allégorique

Ce char, qui glorifie un assassinat politique, est choquant, mais n’a mené à aucune arrestation. Le Canada estime que les lois sur la liberté d’expression en vigueur dans le pays protègent les idées véhiculées, aussi provocatrices soient-elles.

PHOTO PATRICK SANFAÇON, LA PRESSE

Sanjay Kumar Verma

« Il y a des manifestations où des gens montrent une photo de mon visage sur laquelle il est écrit « assassin ». Et il ne se passe rien ! Pas d’arrestation. Pas de dénonciation de la part de la société canadienne. Comme si c’était normal de parler d’un diplomate de cette façon », m’a dit Sanjay Kumar Verma, le haut-commissaire de l’Inde au Canada, en marge d’un discours devant le Conseil des relations internationales de Montréal (CORIM) le mois dernier. Ce jour-là, devant l’hôtel où avait lieu son discours, un groupe de manifestants khalistanais utilisaient les mêmes slogans.

Ancienne rédactrice adjointe et experte de la politique étrangère du Times of India, aujourd’hui à la tête de l’Institut de recherche Ananta Aspen à New Delhi, Indrani Bagchi croit aussi que le Canada, et plus spécifiquement le gouvernement de Justin Trudeau, sous-estime l’importance de cet enjeu pour l’Inde. « Le mouvement khalistanais est une menace à la sécurité nationale de l’Inde. Le Canada oublie la décennie de violence qui a fait des milliers de morts au Pendjab et ailleurs en Inde », dit-elle. Parmi ces morts, il y a des milliers de sikhs qui ont été tués dans des émeutes intercommunautaires. « Personne ne veut que ça se répète. Même si le gouvernement changeait en Inde, ça resterait une source d’irritation majeure dans la relation entre les deux pays. »

Difficile de lui donner tort. D’autant plus qu’avec une diaspora indienne de plus de deux millions de personnes, de plus en plus divisée sur ce même enjeu, le Canada n’a plus le loisir de faire la sourde oreille en se cachant éternellement derrière les lois sur la liberté d’expression, qui, rappelons-le, interdisent les discours haineux et l’incitation à la violence. Cependant, le Canada aura besoin d’un interlocuteur tout aussi attentif sur les rives indiennes. Avec Narendra Modi et son parti, le BJP, de retour à la barre, ce n’est pas gagné.

Précision
Ce texte a été modifié. C’est bien 41 diplomates canadiens et leurs familles qui ont été expulsés d’Inde et non pas 21.