Israël est la seule démocratie au Proche-Orient, mais elle l’est un peu trop au goût de la droite religieuse. C’est pourquoi le gouvernement de coalition avance une réforme qui changera profondément l’équilibre des pouvoirs dans l’État.

« S’il n’y a qu’une seule branche du gouvernement au lieu de trois, alors nous aurons toujours le nom de démocratie, mais est-ce que nous aurons une démocratie réelle, au sens propre du terme, dans le respect de l’idée de ce qu’est véritablement une démocratie ? »

Cette question radicale, c’est un des juristes les plus respectés en Israël qui la pose1. Elyakim Rubinstein a été procureur général et juge à la Cour suprême de son pays. Et comme d’autres, il s’insurge contre la réforme du gouvernement de coalition actuel qui veut affaiblir la Cour suprême et neutraliser le seul véritable contre-pouvoir.

J’avais rencontré ce juriste au parcours remarquable, partisan de la modération, lors de son passage à Montréal, en 2015.

« L’Holocauste nous a enseigné deux grandes leçons : le besoin d’un État juif où les portes ne nous seraient jamais fermées et la nécessité de protéger les droits de la personne, parce que les nazis ne nous reconnaissaient pas comme êtres humains », m’avait-il dit.

De fait, on peut citer plusieurs exemples d’interventions de la Cour suprême israélienne pour bloquer des projets politiques agressifs. Ce n’est pas pour rien que la droite religieuse et l’extrême droite nationaliste l’ont prise en grippe.

C’est justement ce qui motive la réforme actuelle.

Pour se maintenir au pouvoir (et échapper à des procès pour corruption), Benyamin Nétanyahou a construit une coalition incluant les petits partis extrémistes. Le deal venait avec un prix : accepter de neutraliser la Cour suprême.

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Benyamin Nétanyahou, premier ministre d'Israël

Cela veut dire limiter le nombre de sujets sur lesquels elle peut casser une loi ou un article de loi. Repolitiser le processus de nomination des juges. Actuellement, les juges en Israël sont choisis par un comité totalement indépendant du gouvernement. Il y a aussi l’inclusion d’une disposition de « dérogation », comme on la connaît au Canada (qui est d’ailleurs cité en exemple par le gouvernement israélien, qui passe sous silence que le gouvernement fédéral ne l’a jamais utilisée). En vertu de cette disposition, dans les rares cas où la Cour aurait encore un pouvoir d’annulation, le Parlement pourrait contrecarrer ses décisions par une majorité simple.

Dans le contexte unique et violent du pays, tout l’équilibre des pouvoirs sera redessiné. Ce n’est pas pour rien que des manifestants envahissent les rues ces jours-ci.

Une démocratie sans contre-pouvoirs véritables est une « dictature démocratique », dit Rubinstein. Il note que depuis 1992 (année de l’adoption d’une charte des droits en Israël), sur les 470 requêtes pour empêcher des actions du gouvernement ou faire casser une loi, la Cour suprême n’en a accueilli que 22. On est loin d’un quelconque gouvernement des juges…

Sauf que ces 22 causes étaient sur des sujets très sensibles : établissement de colonies en territoire occupé, droits des personnes accusées de terrorisme, etc.

Rubinstein est loin d’être le seul. Tous les anciens procureurs généraux israéliens des 20 dernières années se sont dits opposés au projet. De nombreux anciens juges aussi.

Le plus célèbre est l’ancien président de la Cour suprême Aharon Barak, qui a un statut légendaire dans le monde juridique. Ses décisions en matière de terrorisme sont citées à travers le monde démocratique.

Aharon Barak parle en termes encore plus catastrophistes de cette réforme. Si cette proposition « antidémocratique » vient à passer, les juges de la Cour suprême israélienne devraient démissionner en bloc, a-t-il dit dans une entrevue à la télé israélienne.

Barak, qui a tenu une ligne exigeante sur la primauté du droit, a toujours répété que contrairement à ce que prétend l’adage romain, les lois ne doivent pas se taire pendant que parlent les armes. Ce passage est souvent cité : « Dans un régime démocratique, la fin ne justifie pas tous les moyens et il n’est pas possible non plus de recourir à toutes les méthodes utilisées par l’ennemi. Parfois, une démocratie doit se battre avec une main attachée dans le dos, mais elle est néanmoins dans une position de force. »

On s’en doute, Barak est loin d’être une idole pour tous dans son propre pays.

Il est précisément celui qui a présidé à l’affirmation des pouvoirs de la Cour suprême. La droite l’accuse d’avoir procédé à une « révolution constitutionnelle », usurpant au profit de la Cour les pouvoirs du Parlement dans un pays qui n’a pas de Constitution formelle. D’autres parlent d’une « juristocratie ».

Même si cette réforme est adoptée, ce ne sera évidemment pas « la fin de la démocratie » israélienne. Il n’y a qu’à voir les manifestations à Tel-Aviv et la férocité du débat public pour s’en convaincre.

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Des manifestations contre le projet de réforme ont eu lieu à Tel-Aviv.

Ce serait néanmoins un affaiblissement déplorable de son système démocratique, dont le pays vante sans cesse l’originalité au Proche-Orient.

Ce n’est évidemment pas qu’une question de « prestige » et d’autorité morale.

Cela annonce un affaiblissement des droits des minorités arabes et autres. Un pouvoir accru et moins contrôlé pour les extrémistes religieux. Et une menace encore plus grande pour la paix, qui ne semble nulle part à l’agenda…

1. Cité dans le Times of Israel, version française.