« Une catastrophe ». « Un expert de l’indécision ». « Trop colombe ». Un « traîneux de pieds », si on traduit en québécois une expression du New York Times.

Le chancelier allemand, Olaf Scholz, a eu droit à de nombreux qualificatifs peu élogieux au cours des derniers mois parce qu’il a tergiversé sur l’envoi de chars de construction allemande en Ukraine.

Vous me permettrez de ne pas chanter dans cette chorale d’impatients qui ont crié « enfin ! » quand M. Scholz a annoncé mercredi au Parlement allemand, le Bundestag, que le pays enverra 14 Leopard 2 à l’armée ukrainienne et autorisera les pays qui en ont dans leur arsenal à faire de même.

Sa lente prise de décision sur le sujet n’est pas seulement compréhensible, elle est rassurante. Assis devant les grandes fenêtres de son bureau que les Allemands aiment comparer à une machine à laver géante, Olaf Scholz a non seulement dû remuer l’histoire tortueuse de son pays, mais aussi passer à l’essorage la culture politique dont il est issu.

Cette culture fortement pacifiste est héritée des leaders de l’après-guerre. De Willy Brandt, notamment. Le chancelier social-démocrate, en poste au début des années 1970, a fait des pieds et des mains pour en arriver à un rapprochement avec les pays du bloc de l’Est en pleine guerre froide, tout en gardant l’allié américain à ses côtés.

Alors qu’il était un jeune social-démocrate, Olaf Scholz a maintes fois rencontré de jeunes politiciens de l’autre côté du rideau de fer dans les années 1980.

Aujourd’hui, son bureau est dans la rue Willy-Brandt. Difficile à ignorer.

Il y a un an, juste avant l’invasion russe de l’Ukraine, c’est une Allemagne prudente qui semblait se dessiner avec l’arrivée au pouvoir de la nouvelle coalition composée de partis peu favorables à la militarisation.

Devant la montée de ton de Moscou, le gouvernement d’Olaf Scholz avait cependant fait un geste jugé « audacieux » en offrant 5000 casques à l’armée ukrainienne. Pas de quoi faire trembler le Kremlin, mais assez pour décoiffer quelques têtes à Hambourg et à Munich.

Le début de la guerre et les allégations de crimes de guerre perpétrés par l’armée russe ont été un électrochoc pour ce gouvernement, qui, moins de deux mois plus tard, annonçait une hausse marquée – de plus de 100 milliards – de ses dépenses militaires.

Dans un article qu’il a signé dans Foreign Affairs, Olaf Scholz a donné un nom à ce coup de gouvernail : Zeitenwende, qui se traduit par « changement d’époque ». Pour l’Allemagne et pour le monde aussi.

En un an, donc, l’Allemagne a transformé sa politique de défense, repoussant ses lignes rouges encore et encore.

L’envoi de chars de combat est une autre ligne rouge. Les chars allemands ont semé la terreur autant en Ukraine qu’en Russie pendant la Seconde Guerre mondiale. Pendant l’opération Barbarossa qu’Adolf Hitler a lancée en 1941 contre l’Union soviétique et certains de ses alliés malgré le pacte de non-agression convenu avec Staline.

Dans le musée de la bataille de Stalingrad, des restes de chars allemands sont aujourd’hui exposés juste à côté du rappel douloureux des lourdes pertes humaines lors de ces combats qui ont coûté la vie à plus de 800 000 citoyens soviétiques et environ 265 000 Allemands.

Et que dire de la bataille de Koursk, quelques mois plus tard. La plus grande bataille de chars de l’histoire, qui a laissé 300 000 morts dans son sillage.

Les Allemands ne l’ont pas oublié. Les Russes non plus. D’ailleurs, le souvenir de ces immenses souffrances aux mains de l’envahisseur allemand est utilisé tous les jours pour manipuler l’opinion publique russe.

« C’est certain que la décision de l’Allemagne est un argument de plus pour la propagande russe. On dira que l’Allemagne héritière du nazisme et du fascisme soutient le nazisme et le fascisme de l’Ukraine », m’a écrit mercredi Pavel*, un résidant de Volgograd – l’actuel nom de Stalingrad – rencontré lors d’un reportage sur le 100e anniversaire de la révolution russe. Je lui ai donné un prénom fictif pour le protéger des lois russes qui menacent d’emprisonnement les critiques de la guerre en Ukraine.

Il n’est pas de ceux qui avalent le gruau historico-révisionniste du Kremlin. « La plupart des Russes comprennent très bien que les Allemands d’aujourd’hui n’ont rien à voir avec l’héritage du régime nazi. Pour eux, l’envoi de chars, qu’ils soient de l’Allemagne ou d’ailleurs, n’annonce que la continuation du conflit et des morts ukrainiens et russes », souligne-t-il dans notre échange de messages. « Ce serait beaucoup plus honnête de combattre l’État russe directement plutôt que d’utiliser l’Ukraine pour distribuer des armements », grogne Pavel en guise de conclusion.

Olaf Scholz n’est pas rendu là. L’opinion publique allemande non plus.

Mercredi, devant le Parlement, le chancelier a plutôt défendu son long processus décisionnel avant de donner son aval à une autre étape de partage d’armements avec l’Ukraine. « C’est bien et c’est important que nous ne nous soyons pas laissé pousser [vers la décision] », a-t-il dit aux députés.

Son annonce a été suivie de peu par celle de Joe Biden, qui a confirmé que les États-Unis allaient fournir 31 chars Abrams aux Ukrainiens, emboîtant le pas aux Français et aux Britanniques, qui ont aussi promis des blindés.

La balle est maintenant dans le camp des nombreux pays, dont le Canada, qui ont en leur possession des chars Leopard. La Pologne et l’Espagne ont déjà signifié qu’ils feront partie de l’effort. Plusieurs pays européens pourraient vite s’ajouter à la liste des volontaires.

C’est une bénédiction qu’en amont, le doigt qui a frappé sur le premier domino ne l’ait pas fait à la légère.