Remotasks a tissé un réseau d’environ 240 000 collaborateurs dans plusieurs pays du Sud, dont une bonne partie aux Philippines, pour effectuer les milliards de microtâches requises pour entraîner l’intelligence artificielle.

Tous sont réunis sur une plateforme en ligne permettant de répartir les données à annoter aux quatre coins du monde. Chacun de ces taskers – surnom donné par Remotasks – est rémunéré quelques cents par tâche et voit son pécule versé par PayPal, en dehors de son système bancaire local. Aucun de ces sous-traitants n’est formellement salarié par la jeune pousse californienne, qui peut ainsi s’affranchir des législations nationales. Certains travailleurs l’accusent même de les avoir floués.

« Mon mari et moi avons travaillé pour Remotasks pendant près d’un an après que l’épidémie de COVID nous a fait perdre nos emplois », se souvient Judy Mae Ravanera, 26 ans, une habitante d’un bidonville de Cagayán de Oro donnant sur la mer.

Un beau jour, nos salaires n’ont plus été versés. Nous nous sommes dit que ça devait être un simple problème technique et nous avons continué à travailler. Mais au bout de six mois, nous n’avions toujours rien. Comme l’entreprise est établie à l’étranger, nous n’avons jamais pu nous plaindre à la justice.

Judy Mae Ravanera, ancienne collaboratrice de Remotasks à Cagayán de Oro

Remotasks compte des dizaines de salariés à Cagayán de Oro. L’entreprise a discrètement monté dans la ville une impressionnante logistique. Tout un immeuble y a été rempli de centaines de postes de travail. Nuit et jour, suivant des horaires de huit heures, des cohortes de jeunes défilent pour être formées à l’annotation de données par des cadres de Remotasks.

Au bout de quelques mois, ils sont renvoyés chez eux pour travailler en ligne. D’autres, comme Judy Mae Ravanera, sont uniquement formés en ligne. « Au moins 10 000 personnes ont été formées rien qu’à Cagayán de Oro, qui constitue la tête de pont de Remotasks aux Philippines. Sur papier, ces gens sont des sous-traitants indépendants. Mais ils ont un supérieur hiérarchique, des horaires de bureau et même des créneaux pour la pause déjeuner. C’est de l’exploitation », témoigne Bayani, qui a lui-même formé des milliers de ces « forçats de l’IA ».

Contactée par La Presse, Remotasks affirme mener régulièrement des études pour s’assurer que la rémunération de ses travailleurs respecte le minimum légal. Toujours selon l’entreprise, les travailleurs philippins travailleraient en moyenne 10 heures par semaine sur la plateforme. Remotasks reconnaît enfin louer des bureaux pour ses informaticiens, mais affirme ne pas imposer à ces derniers des horaires fixes ni la moindre supervision hiérarchique.

Interrogé sur les pratiques de Remotasks, le responsable local de l’inspection du travail, Atheneus Vasallo, suspecte un recours massif à du travail dissimulé et promet d’ouvrir une enquête. En cas de problème, Remotasks ne manquera pas de solutions de rechange : l’entreprise a récemment ouvert des bureaux au Nigeria et au Venezuela, où la main-d’œuvre est encore moins chère qu’aux Philippines.