(Cagayán de Oro) Comme chaque soir, le cybercafé du bidonville de Cagayán de Oro, une grande ville du sud des Philippines, est plein à craquer. Avachis devant leur ordinateur, deux adolescents se défoulent sur un jeu vidéo. Derrière eux, trois enfants font défiler les vidéos sur TikTok. Un peu plus loin, une fillette se passionne pour un dessin animé japonais.

Par la fenêtre, le clair de lune berce le quartier d’une lumière métallique. La porte du cybercafé s’ouvre soudain dans un craquement.

« Allez hop, tout le monde file au lit, les adultes doivent travailler », aboient deux hommes en faisant irruption dans l’antre surchauffé. Après de vaines protestations, les enfants se dispersent comme une volée de moineaux.

Junbee et John-Henry, âgés de 22 et 27 ans, prennent chacun position devant un écran. « Nous n’avons pas assez d’argent pour acheter un ordinateur personnel, alors on vient travailler ici chaque nuit, de 8 h du soir à 5 h du matin. Pendant la journée, il y a trop d’enfants, on ne peut pas se concentrer », explique l’un d’eux d’une voix lasse.

PHOTO THÉOPHILE SIMON, COLLABORATION SPÉCIALE

Grande ville du sud des Philippines, Cagayán de Oro est devenu un vivier de travailleurs bon marché pour des géants de l’intelligence artificielle.

Leurs écrans affichent bientôt des photos amateurs regorgeant de nourriture : un risotto aux asperges servi dans un restaurant occidental ; une bûche de Noël immortalisée lors d’un réveillon ; un cappuccino posé sur le comptoir d’un café branché ; des œufs au plat et des rôties à la table d’un déjeuner.

D’une main experte, Junbee et John-Henry entourent chaque aliment à l’aide de leur souris.

Notre job consiste à analyser des milliers de photos de nourriture prises à travers le monde. Nous découpons le contour de chaque aliment avant de l’identifier dans un logiciel. En répétant cette tâche des milliers de fois, on apprend à l’intelligence artificielle à reconnaître les objets toute seule.

John-Henry, 27 ans

« Cette technologie est déjà intégrée aux iPhone, qui sont désormais capables de reconnaître les objets photographiés par leurs propriétaires », révèle John-Henry en cliquant sur une photo d’œufs durs posés à côté de barres de céréales.

Les deux informaticiens en herbe répéteront cette tâche une cinquantaine de fois au cours de la nuit, pour un salaire d’environ 6 $ canadiens. « C’est moins que le minimum légal et je n’ai aucune protection sociale, mais je n’ai pas le choix. Dans ce coin des Philippines, il y a très peu d’emplois », raconte Junbee. « L’autre solution, c’est de vendre de la drogue. Or, je veux un avenir », acquiesce John-Henry, dont l’un des parents vient d’écoper de plusieurs années de prison pour trafic de stupéfiants.

Les voitures autonomes

Junbee et John-Henry ne sont pas les seuls à passer leurs nuits à entraîner les algorithmes de l’intelligence artificielle. Au fil des ruelles bordées de maisonnettes en tôle, des dizaines d’autres habitants du quartier effectuent des tâches similaires.

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Cheiro travaille 12 heures par jour, tous les jours de la semaine.

D’une minuscule pièce sans fenêtre, les yeux rivés sur un vieil écran, Cheiro, 27 ans, examine quant à lui un nuage de milliers de points disséminés sur un plan en trois dimensions. Juxtaposant l’ensemble avec une photo prise depuis le tableau de bord d’une voiture roulant à San Francisco, il sélectionne certains agglomérats de points à l’aide de sa souris, puis note leurs coordonnées géométriques dans un logiciel.

Chacun de ces points matérialise le rebond du laser projeté par la voiture autonome au moment où elle analyse son environnement. Je dois identifier chaque forme afin d’aider le véhicule à distinguer une autre voiture d’un piéton, un arbre d’un panneau ou un animal d’un bâtiment. Je répète cette tâche environ douze heures par jour, sept jours par semaine, souvent la nuit.

Cheiro, 27 ans

« Si je comprends bien, ces données permettront un jour à l’intelligence artificielle de remplacer les conducteurs » dit-il, pointant vers un coin de la pièce où une paillasse malodorante gît sur une palette de bois.

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Une employée de Remotasks, dans son village, en périphérie de Cagayán de Oro

Un logo situé à gauche de son écran trahit l’identité de l’employeur de ces forçats de l’intelligence artificielle (IA) : Remotasks, une filiale de la jeune pousse américaine ScaleAI. Fondée en 2016 à San Francisco par Alexandr Wang, un petit génie du MIT alors âgé d’à peine 19 ans, l’entreprise se spécialise dans la fourniture de données aux leaders mondiaux de l’IA. Un filon juteux : lors de sa dernière levée de fonds, en 2021, ScaleAI a été valorisée à près de 10 milliards de dollars canadiens. L’entreprise compte parmi ses clients Apple, Google, OpenAI, Samsung, Lexus, Hyundai, Amazon ou encore l’armée américaine.

Afin d’entraîner leurs algorithmes, champions de la Silicon Valley et autres multinationales appâtées par les promesses de l’IA ont besoin d’immenses quantités de données « annotées », c’est-à-dire préalablement déchiffrées et organisées par des humains. L’océan de photos captées par les téléphones portables d’Apple ou de Samsung est ainsi épluché ; le contenu des millions d’heures de vidéos filmées par les voitures autonomes de Google est répertorié ; des millions de documents comptables sont disséqués afin de pouvoir, un jour, automatiser les services administratifs de milliers d’entreprises.

« Alexandr Wang dit souvent que l’intelligence artificielle est comme un enfant. À ses débuts, elle a besoin que des adultes lui désignent et lui expliquent le monde avant de devenir autonome. C’est la mission que s’est fixée ScaleAI », raconte Bayani*, un ancien cadre de Remotasks rencontré à Cagayán de Oro.

* Prénom fictif afin de préserver l’anonymat de l’ex-cadre de Remotasks