Le gouvernement indien utilise de plus en plus souvent le droit de séjour dans le pays comme une « arme » pour faire pression sur ses détracteurs, poussant des journalistes à se censurer, même de l’étranger.

Ce qu’il faut savoir

  • En Inde, le gouvernement cherche régulièrement à faire taire des journalistes en menaçant de les priver du droit de vivre et de travailler dans le pays.
  • Des journalistes étrangers qui y avaient obtenu le statut de résident permanent en ont été privés à la suite d’écrits jugés problématiques par le régime.
  • Le journaliste Aatish Taseer, qui avait écrit un article très critique de Narendra Modi en 2019, n’a pu remettre les pieds en Inde depuis, pas même à l’occasion de la mort de sa grand-mère la semaine dernière.

La pratique, qui rappelle des stratagèmes couramment utilisés par des États répressifs comme la Russie et la Chine, est assimilée par Reporters sans frontières (RSF), dans une nouvelle étude parue en début de semaine, à une forme de « chantage ».

Aatish Taseer, journaliste américano-britannique né de mère indienne, note que l’Inde a pris sous la gouverne du premier ministre Narendra Modi un virage autoritaire qui menace la liberté de la presse.

La démocratie indienne a toujours été bruyante et chaotique. Mais le climat de peur et de censure que l’on voit actuellement ne faisait pas partie de ses imperfections.

Le journaliste d'origine indienne Aatish Taseer

M. Taseer s’alarme de voir que le gouvernement utilise aujourd’hui « systématiquement » des techniques de répression dont il a lui-même été victime il y a cinq ans.

Le journaliste, qui vit à New York, avait signé en 2019, dans les mois ayant précédé la réélection de M. Modi, un article très critique dans le magazine américain Time qui a déplu en haut lieu.

Il y accusait le premier ministre d’être un populiste sans scrupule déterminé à consolider son pouvoir en exacerbant les tensions interreligieuses.

La résidence permanente comme levier

Aatish Taseer bénéficiait alors de la résidence permanente en Inde en vertu d’un programme permettant notamment à des ressortissants étrangers nés de parents indiens de vivre et de travailler dans le pays à leur guise (Overseas citizenship of India – OCI).

Il a appris peu de temps après la parution de son texte que New Delhi avait décidé de lui retirer ce statut.

PHOTO FOURNIE PAR AATISH TASEER

Le journaliste d'origine indienne Aatish Taseer

Le gouvernement a prétexté que le journaliste avait passé sous silence les origines pakistanaises de son père lors de ses démarches administratives, même si ce fait était clairement connu et « n’avait jamais posé problème ».

Malgré des demandes répétées, il n’a jamais pu remettre les pieds en Inde, ce qui a été rendu « extrêmement douloureux » par la mort de sa grand-mère la semaine dernière.

J’aurais aimé pouvoir profiter de sa présence dans les cinq dernières années, mais ça n’a pas été possible. Ils ont opposé une fin de non-recevoir à mes demandes pour la voir.

Le journaliste d'origine indienne Aatish Taseer, à propos des derniers moments de sa grand-mère

Des représentants du gouvernement ont signifié notamment à sa mère que M. Taseer devait s’engager à ne plus critiquer Narendra Modi.

« Ils le demandent sans gêne. Ils ont l’impression de me donner un sage conseil », relate le journaliste, qui ne s’attendait pas, en 2019, à susciter un tel courroux du régime.

« Je m’étais fait à l’idée que la liberté de parole était acquise en Inde », relève M. Taseer.

Selon RSF, plusieurs autres journalistes étrangers qui ont reçu la résidence permanente en vertu du même programme doivent se censurer ou cesser tout simplement d’écrire sur le gouvernement indien s’ils veulent éviter d’être expulsés ou de perdre le droit d’entrer dans le pays et d’en sortir à volonté.

Le ministère de l’Intérieur a adopté en 2019 une nouvelle directive précisant que les utilisateurs du programme dont la résidence permanente est ultimement retirée se retrouvent sur une « liste noire » et ne pourront jamais entrer en Inde.

Il s’agit d’une véritable « épée de Damoclès » pour des journalistes établis de longue date en Inde et qui y vivent avec conjoint et enfants.

Reporters sans frontières note qu’une journaliste française, Vanessa Dougnac, correspondante en Inde de La Croix et du Point, a été forcée en février de partir après 23 ans sur le sol indien, après s’être vu retirer sa résidence permanente.

Elle s’est fait reprocher par les autorités d’avoir produit des reportages « malveillants » pouvant « troubler l’ordre public ».

En venir à l’autocensure

La menace est si importante qu’une journaliste d’origine indienne établie à l’étranger a déclaré à RSF qu’elle préférait demander un visa temporaire pour aller couvrir les élections prévues cette année en Inde plutôt que de risquer une expulsion définitive après avoir réclamé la résidence permanente.

La journaliste, qui a témoigné sous le couvert de l’anonymat, a précisé qu’elle n’écrivait plus rien de « controversé » relativement au pays ou son gouvernement dans des papiers signés de son vrai nom.

« Dans les faits, des voix de l’extérieur de l’Inde sont étouffées. C’est de l’autocensure, j’en suis consciente », a-t-elle indiqué.

M. Taseer, qui a écrit pour plusieurs publications internationales, dont le Financial Times et le New York Times, n’écrit plus sur l’Inde.

Son silence, dit-il, découle en partie de l’impossibilité qui lui est faite de se rendre sur place pour colliger des informations récentes, mais aussi des campagnes menées en ligne par des trolls pour salir sa réputation auprès de la population indienne.

Un proche du régime a même suggéré qu’il était un agent secret pakistanais, une accusation gratuite particulièrement « dangereuse » en raison des relations très tendues entre New Delhi et Islamabad, note l’auteur.

L’effet des pressions gouvernementales sur la qualité de la couverture journalistique se fait déjà fortement sentir et risque de s’aggraver, prévient M. Taseer, qui presse les dirigeants occidentaux de prendre la mesure de la gravité du virage antidémocratique en cours.

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    Rang de l’Inde, sur 180 pays, dans l’index de la liberté de la presse de Reporters sans frontières, en recul marqué depuis 10 ans
    Source : Reporters sans frontières