Plusieurs sociétés maritimes contournent les restrictions en vigueur afin de pouvoir continuer à acheminer des navires en fin de vie vers des pays de l’Asie du Sud-Est où ils sont démantelés dans des conditions dangereuses.

Ce qu’il faut savoir

  • Des mesures ont été mises en place pour empêcher l’envoi de navires en fin de vie vers des pays en développement mal équipés pour les démanteler, mais cette pratique continue.
  • Des intermédiaires se servant de pavillons de complaisance sont souvent utilisés pour changer le pays auquel le navire est officiellement rattaché et contourner les restrictions en place.
  • En l’absence de pressions adéquates, des milliers de travailleurs au Bangladesh risquent leur vie pour un salaire de quelques centaines de dollars par mois.

La pratique est dénoncée dans un nouveau rapport produit par Human Rights Watch (HRW) en collaboration avec NGO Shipbreaking Platform qui détaille les stratagèmes utilisés et le coût humain considérable en résultant au Bangladesh, où aboutissent nombre des bateaux concernés.

Le pays compte des dizaines d’entreprises qui achètent des navires destinés à la casse et procèdent à leur démantèlement sur des plages dans un environnement peu adapté pour ensuite utiliser ou revendre le métal.

Julia Bleckner, une analyste de HRW qui a participé à l’enquête, note que les firmes au Bangladesh offrent souvent des sommes plus élevées que leurs compétiteurs d’autres pays pour racheter les navires et cherchent, pour se garder une marge de profit, à limiter au maximum leurs dépenses en main-d’œuvre.

Elles coupent les coûts en faisant fi d’obligations de base en matière de sécurité, et ce sont les travailleurs qui paient le prix.

Julia Bleckner, de Human Rights Watch

Les transactions se font souvent par l’entremise d’intermédiaires qui rachètent formellement les navires aux sociétés maritimes et utilisent des pavillons de complaisance en vue d’échapper aux restrictions applicables.

Cette approche permet notamment à plusieurs transporteurs européens de contourner un règlement interdisant l’exportation de déchets, y compris des bateaux en fin de vie utile, vers des pays qui ne sont pas membres de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE).

Le stratagème permet aussi de déjouer un amendement de la Convention de Bâle encadrant l’exportation de déchets toxiques. Les navires, qui peuvent notamment contenir de l’amiante, des métaux lourds et du pétrole, sont envoyés « aux fins de réparation » vers un pays tiers ne respectant pas la Convention avant d’être déclarés comme des « déchets » devant être démantelés.

Le « consentement éclairé » requis du pays importateur, qui doit normalement recevoir une documentation étoffée détaillant les matériaux problématiques, peut ainsi être évité.

PHOTO ROBERT SKINNER, ARCHIVES LA PRESSE

Laisser-aller

Les exigences contenues dans une nouvelle Convention dite de Hong Kong pour assurer un démantèlement sécuritaire des navires à partir de 2025 pourront aussi être contournées facilement, souligne le rapport.

Plusieurs organisations de la société civile ont déclaré que ses exigences sont formulées trop vaguement et vont être utilisées par l’industrie maritime à des fins « d’écoblanchiment » sans entraîner de véritables changements.

Bien que 30 % des navires de transport maritime en 2022 battaient pavillon européen, seuls 5 % de ceux qui ont été envoyés à la casse cette année-là tombaient dans cette catégorie, témoignant, selon le rapport, de l’importance des efforts en cours pour contourner les restrictions.

Mme Bleckner note que le Bangladesh a aussi adopté diverses lois qui visent à assainir les pratiques de l’industrie du démantèlement, mais tarde à les appliquer avec rigueur.

Ce laisser-aller témoigne notamment de l’influence auprès du gouvernement des entreprises du secteur, qui génèrent d’importantes retombées économiques.

En l’absence de contrôle approprié, les travailleurs assurant le démantèlement des bateaux continuent d’opérer dans des conditions extrêmement risquées.

Les entreprises ne leur fournissent généralement pas d’équipement de sécurité de base même s’ils manipulent de lourdes plaques de métal qui sont souvent brûlantes après avoir été découpées à la torche par des employés souvent haut perchés sans être sécurisés correctement.

Comme les opérations de démantèlement se font généralement sur les plages, l’accès à des services d’urgence en cas d’accident est extrêmement difficile, ce qui force souvent les travailleurs à porter eux-mêmes leurs collègues blessés hors des chantiers en vue de les envoyer dans un établissement de santé.

PHOTO ROBERT SKINNER, ARCHIVES LA PRESSE

Peu d’intérêt

Bien que les lois en vigueur leur imposent de prendre en charge l’hospitalisation des employés blessés et à verser une indemnisation conséquente en cas de séquelles permanentes, nombre d’entreprises n’acceptent de payer que quelques jours de soins.

Les dispositions en vigueur en matière de salaire minimum sont souvent bafouées. Les travailleurs chargés de la découpe à la torche ont indiqué dans le cadre de l’enquête qu’ils gagnaient un peu plus de la moitié du salaire mensuel prévu de 250 $.

Plusieurs travailleurs ont indiqué qu’ils ne disposent pas de contrat formel et se font tout simplement dire de changer d’emploi s’ils se plaignent. Les personnes qui entreprennent des tentatives de syndicalisation sont systématiquement congédiées.

Mme Bleckner note que l’industrie du démantèlement des navires au Bangladesh a reçu beaucoup moins d’attention au fil des ans que l’industrie textile du pays, scrutée à la loupe au niveau international après l’effondrement en 2013 à Dacca d’un bâtiment industriel qui avait fait plus de 1000 morts. Il comprenait plusieurs ateliers de confection produisant des vêtements de marques internationales connues.

« Les gens travaillant sur le démantèlement des navires me demandent souvent pourquoi il n’y a pas plus d’intérêt pour leur situation. On espère que notre enquête va aider à faire bouger les choses », relève la recherchiste.