Taïwan est, avec le Japon, la démocratie la plus aboutie de l’Asie, selon plusieurs palmarès. Une source de fierté pour les Taïwanais, qui savent néanmoins que leur victoire récente contre la dictature est fragile comme de la porcelaine de Chine et précieuse comme du maquillage de drag queen.

(Taipei) Se remettre de la terreur blanche

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Des membres de la garde d’honneur abaissent le drapeau taïwanais, au mémorial de Tchang Kaï-chek, au centre de Taipei, le 5 avril.

La petite enveloppe a eu l’effet d’une bombe dans la famille de Poyu Tseng. Dedans, il y avait un beau gros chèque, mais surtout, une révélation difficile à croire.

Selon la missive, arrivée en 2000, son grand-père avait fait de la prison pendant la dictature établie par le général Tchang Kaï-chek et perpétuée par son parti, le Kuomintang (KMT), jusque dans les années 1980. L’État taïwanais – démocratisé dans les années 1990 – envoyait à la famille un dédommagement en guise d’excuses. Une réparation que le principal intéressé n’a jamais reçue de son vivant.

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Poyu Tseng, 33 ans, est l’une des dirigeantes du Double Think Lab, qui se consacre à l’étude de la désinformation.

Ce jour-là, le tabou qui entourait cet épisode douloureux de l’histoire familiale a explosé. « Ses propres enfants ne le savaient pas ! dit Mme Tseng. C’était une vraie honte pour ma grand-mère », raconte aujourd’hui la Taïwanaise de 33 ans, qui n’avait que 10 ans quand la lettre est arrivée.

Des recherches ont permis d’établir les faits. Le grand-père en question était instruit et avait tenté de participer à un concours pour travailler dans la fonction publique, mais ces emplois étaient accaparés par les proches du parti au pouvoir. On l’avait alors accusé de « disséminer de la propagande communiste », un crime grave sous la loi martiale. Comme plus de 140 000 autres personnes, le grand-père s’est retrouvé derrière les barreaux.

« Ma grand-mère a dû payer un pot-de-vin pour le faire libérer », raconte Poyu Tseng, aujourd’hui grande défenseuse de la démocratie taïwanaise pour laquelle elle milite depuis sa plus tendre enfance, avec le souvenir de son grand-père en tête.

Ce dernier a été l’une des nombreuses victimes de ce qu’on appelle aujourd’hui la « terreur blanche », soit le régime de répression qui a duré de juillet 1949 à la levée de la loi martiale, en septembre 1987. Pendant cette période, 140 000 Taïwanais ont été emprisonnés à tort. De 3000 à 4000 ont été exécutés.

Exilés dans l’île de Taïwan, précédemment appelée Formose, Tchang Kaï-chek et ses fidèles rêvaient de reprendre le pouvoir à Pékin. Au nom de cette bataille nationaliste, son régime sévissait contre tous ceux qui pouvaient lui faire de l’ombre. La population qui habitait Taïwan avant l’arrivée des nationalistes chinois a vu son droit à la libre expression disparaître.

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Li Wen-Bin et ses camarades manifestent à vélo pour l’indépendance de Taïwan, à Taipei, le 25 février.

On n’avait aucune liberté ! On ne pouvait même pas parler notre langue, le taïwanais. On nous imposait de parler le chinois. On pouvait parler de nos convictions politiques seulement en se cachant sous une table.

Li Wen-Bin, 58 ans

Si, à une époque, Li Wen-Bin devait se taire, ce n’est plus le cas aujourd’hui. Tous les samedis, avec une douzaine d’autres personnes, ce militant qui rêve que Taïwan déclare formellement son indépendance manifeste. Monté sur un vélo, il se fraie un chemin parmi les passants de l’intersection la plus achalandée de la ville, arborant un drapeau sur lequel on peut lire : « Laissez Taïwan être Taïwan ».

« La police ne nous embête pas, dit-il en nous servant un verre de thé. Si elle vient, c’est pour nous protéger ! », dit en riant l’ouvrier qui travaille dans une usine de moules quand il ne proteste pas.

En un peu plus de 30 ans, la dictature a fait place à une démocratie exemplaire à Taïwan. En Asie, l’île autogouvernée arrive juste derrière le Japon dans le palmarès des démocraties les plus solides compilé par le Freedom House, un organisme américain. Dans un bilan semblable de l’Economist Intelligence Unit, Taïwan fait meilleure figure que le Canada, les États-Unis, la France et la Grande-Bretagne.

Pluralité politique, transition pacifique du pouvoir, excellente liberté d’expression et de la presse, grande indépendance de la justice : Taïwan coche beaucoup de cases qui font amèrement défaut à la Chine communiste voisine.

L’ancien Kuomintang autoritaire est aujourd’hui un parti politique conservateur qui accepte les règles du jeu démocratique. Tout un revirement.

Les anciens prisonniers politiques du KMT, comme le grand-père de Poyu Tseng, ont été réhabilités par l’entremise d’un processus de justice transitionnelle. Tout près de l’édifice de la présidence de Taïwan, on peut aujourd’hui se recueillir sur un monument à la mémoire des victimes de la terreur blanche.

Premier président de la Fondation de Taïwan pour la démocratie, un centre d’études réputé proche du parti au pouvoir, le Parti progressiste démocratique (DPP), Michael Kau a été un témoin privilégié du chemin parcouru, mais il est aujourd’hui convaincu qu’il reste du travail à faire.

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Affiliés à la Fondation de Taïwan pour la démocratie, Maysing Yang et Michael Kau – tous deux anciens diplomates – ont été aux premières loges de la démocratisation de Taïwan.

« La tendance générale à Taïwan est vers la démocratisation, mais nous devons continuer à améliorer la qualité de cette démocratie. Sous la surface, on trouve encore beaucoup de mentalité traditionnelle qui peut nous nuire », note-t-il.

Le politologue, qui a été sous-ministre des Affaires étrangères ainsi que représentant de Taïwan auprès de l’Union européenne, s’inquiète notamment de voir une partie de la population continuer à vénérer Tchang Kaï-chek.

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Des milliers de personnes assistent tous les jours à la relève de la garde devant la statue de Tchang Kaï-chek, l’ancien dictateur qui a fait régner la terreur à Taïwan.

Tout comme Lénine a toujours son mausolée au cœur de la place Rouge à Moscou, l’ancien dictateur a un immense mémorial en plein cœur de Taipei. Tous les jours, des milliers de personnes viennent assister à la relève de la garde dans l’immense édifice qui ressemble à un gâteau de mariage avec beaucoup de glaçage. Dans la salle principale, une grande statue de Tchang Kaï-chek souriant est prise en photo encore et encore.

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Tchang « Wayne » Wan-an, arrière-petit-fils de Tchang Kaï-chek, est aujourd’hui maire de Taipei.

Par ailleurs, l’arrière-petit-fils de l’ancien despote, Tchang « Wayne » Wan-an, vient tout juste d’être élu maire de Taipei en décembre. Ce dernier ignorait jusqu’à l’âge adulte que son père était le fils illégitime du fils du dictateur. Après l’avoir appris, il a modifié son nom de famille de Chang à Tchang. « Pourquoi a-t-il fait ça ? Parce que l’héritage de Tchang Kaï-chek n’a jamais été déboulonné », renchérit son amie, Maysing Yang. Ancienne diplomate taïwanaise, elle continue à travailler aujourd’hui pour bonifier la justice transitionnelle de son pays. Après avoir indemnisé les victimes et leurs familles, Taïwan aurait avantage à dévoiler le nom de ceux qui ont ordonné les exécutions et les détentions arbitraires, croit-elle. Pour réellement tourner la page sur ce passé trouble.

Aujourd’hui experte de la lutte contre la désinformation, Poyu Tseng craint surtout que la pression qui vient de la Chine communiste finisse par faire un trou dans la démocratie taïwanaise en divisant encore davantage ses concitoyens. « Pour le moment, notre démocratie est en santé, mais nous devrions faire plus pour combattre le clivage social. Chacun est dans sa chambre d’écho. Il ne faut pas que les gens arrêtent de se parler, dit-elle. Nous avons besoin de plus de solidarité. »

Avec la collaboration spéciale de I-Hwa Cheng

Quand Diana Ross fait son service militaire

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Jiang Wei-Cheng alias Chiang Wei incarne Diana Ross, au Café Dalida, à Taipei, le 25 février.

C’est soirée disco au bar Dalida. En fait, soirée est un grand mot. Il n’est pas 17 h 30 et la terrasse de l’établissement en plein air est pleine à craquer pour le spectacle des drag queens les plus en vue de Taipei.

Dans les coulisses, Jiang Wei-Cheng met une touche finale à son maquillage. Ce soir, le Taïwanais de 25 ans est Diana Ross, la célèbre chanteuse des Supremes et reine du disco. Et il n’hésite pas à prendre la pose pour la photographe. Les huit autres drag queens qui font partie du spectacle l’encouragent et le taquinent tout en faisant une dernière retouche à leurs costumes.

PHOTO I-HWA CHENG, COLLABORATION SPÉCIALE

Dans les coulisses, les drag queens se préparent à monter sur scène.

Tout sourire, Jiang Wei-Cheng parle avec enthousiasme de sa carrière sur l’avant-scène pour laquelle il a adopté le nom de Chiang Wei, soit le mot en mandarin pour rose. « Ça fait cinq ans que je fais des spectacles. Au début, je devais avoir un autre emploi, mais maintenant, j’en vis. L’avenir des drag queens est prometteur. On nous demande partout. Taïwan est devenu populaire dans notre domaine au cours des dernières années », nous raconte l’émule de la diva américaine.

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Sous le nom de scène de Chiang Wei, Jiang Wei-Cheng connaît un succès qui lui permet de vivre de ses spectacles.

Et pour cause. Dans les milieux LGBTQ+, Taïwan est un phare. L’homosexualité n’y a jamais été illégale. On y tient un des plus grands défilés de la Fierté en Asie. Et depuis 2019, le mariage entre partenaires de même sexe y est permis. Une grande première dans la région.

Et c’est tout un contraste avec la Chine voisine, où les droits de la communauté LGBTQ+ reculent sans cesse depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping.

À Shanghai, plusieurs organisateurs de la seule Fierté du pays ont eu maille à partir avec les autorités lors de la dernière édition et l’entité qui réglemente les médias a interdit la publication d’image d’hommes « efféminés » à la grandeur du pays.

À Taïwan, Jiang Wei-Cheng n’a pas ce problème. Au cours de la dernière année, il est apparu dans la version taïwanaise du magazine Elle ainsi qu’en couverture du Vogue, en duo avec son frère, lui aussi drag queen.

« Nous sommes vraiment partis de loin, raconte Jiang Wei-Cheng. Ma propre famille était complètement opposée à ce que je sois moi-même quand j’étais plus jeune. Ils avaient peur de ce qui allait m’arriver. Ma grand-mère s’inquiétait beaucoup de ce que les autres pensaient aussi. Elle enseignait l’art d’être une geisha. J’ai fini par lui expliquer que je suis exactement comme elle, je fais des spectacles, c’est une performance. Aujourd’hui, elle soutient mon travail et celui de mon frère. »

Pourquoi Taïwan a-t-il une telle longueur d’avance sur le reste de l’Asie, selon lui ?

PHOTO I-HWA CHENG, COLLABORATION SPÉCIALE

Si sa famille était tout d’abord opposée à son choix de carrière, Jiang Wei-Cheng peut aujourd’hui compter sur son soutien.

Nous nous sommes battus pour nos droits et nous avons eu la chance de le faire dans une démocratie !

Jiang Wei-Cheng alias Chiang Wei

Il donne aussi le crédit à l’actuelle présidente, Tsai Ing-Wen, qui a mené la réforme des lois entourant le mariage malgré une féroce opposition des forces conservatrices du pays. « Grâce à elle, le pays a vraiment ouvert les bras à la diversité », croit le fan de paillettes, de perruques et de faux cils.

Malgré le climat de tolérance qui règne dans l’île autogouvernée, Jiang Wei-Cheng a eu la peur de sa vie quand il a été appelé l’an dernier à faire son service militaire, une obligation pour tous les hommes du pays.

PHOTO TIRÉE DE FACEBOOK

Jiang Wei-Cheng a fait photographier ce double portrait au début de son service militaire. Le jeune homme de 25 ans est une des drag queens les plus en vue de Taïwan.

J’étais convaincu que j’allais y subir du harcèlement, mais j’ai découvert qu’il y régnait une grande ouverture d’esprit. Ma capitaine était une femme. J’ai découvert que les hommes féminins étaient acceptés et que je n’étais pas le premier dans cette situation.

Jiang Wei-Cheng alias Chiang Wei

« J’étais la princesse de l’armée », dit-il en riant.

En cas de guerre entre Taïwan et la Chine, il pourrait être appelé à servir de nouveau. « Disons que ça m’inquiète. Je trouverais une raison médicale pour ne pas aller au front », avance-t-il.

PHOTO LAURA-JULIE PERREAULT, LA PRESSE

Un arc-en-ciel célébrant la diversité dans le quartier de Ximending à Taipei. C’est dans ce quartier que se trouvent les bars de la communauté LGBTQ+, dont le Café Dalida.

Sa bataille à lui est ailleurs. « Il y a encore beaucoup d’éducation à faire sur les questions LGBTQ+. Beaucoup de gens ne comprennent toujours pas. Et il faut aider la génération qui vient après nous. Pour que ce soit plus facile pour eux », conclut l’artiste.

C’est le temps de prendre place sur la terrasse. Le spectacle commence. La Diana Ross d’un soir fait son entrée dans un justaucorps bleu sous les applaudissements nourris d’un auditoire composé de Taïwanais, d’expatriés et de touristes. Les haut-parleurs entonnent « I’m coming out, I want the world to know, I got to let it show ». (Je sors du placard, je veux que le monde le sache, je veux que ça paraisse.)

Le courant passe.

Avec la collaboration spéciale de I-Hwa Cheng