Le gouvernement d’Aung San Suu Kyi a essuyé des critiques sévères ces dernières années pour ne pas avoir protégé la minorité rohingya des exactions de l’armée. Mais au lendemain de la prise de pouvoir de l’armée en Birmanie, des voix ont appelé au respect de la volonté du peuple birman, qui a choisi de reporter Aung San Suu Kyi au pouvoir lors des dernières élections.

Des élections contestées par l’armée

Aung San Suu Kyi et son parti, la Ligue nationale pour la démocratie (LND), ont largement remporté les dernières élections législatives de novembre. L’armée a ensuite déclaré avoir répertorié plus de 10 millions de cas de fraude et réclamé la tenue de nouvelles élections. « Mais ils n’ont pas pu apporter de preuves de fraude électorale, et des observateurs sur le terrain ont dit que même s’il y a eu quelques irrégularités, ça ne remettait pas le résultat des élections en question », dit Linda Lakhdhir, de l’organisation Human Rights Watch (HRW). « Il y a ensuite eu des discussions entre l’armée et la LND à propos de la Constitution du pays. De toute évidence, ça ne s’est pas bien passé… » La semaine dernière, le chef de l’armée, le général Min Aung Hlaing, a déclaré que la Constitution pouvait être « révoquée » dans certaines circonstances. Lundi, alors que les députés devaient revenir au Parlement pour la première fois depuis les élections de novembre, la cheffe de l’État Aung San Suu Kyi a été placée en détention, tout comme le président Win Myint. Le président de la LND a diffusé lundi sur les réseaux sociaux un message d’Aung San Suu Kyi, dans lequel elle exhorte les Birmans à « ne pas accepter » ce putsch.

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Un soldat monte la garde à l’hôtel de ville de Rangoun, en Birmanie, au lendemain du coup d’État.

Défense des institutions démocratiques

Le coup d’État, le troisième depuis l’indépendance du pays en 1948, a été dénoncé par de nombreux pays et ONG qui avaient été par ailleurs très critiques du gouvernement d’Aung San Suu Kyi ces dernières années. Son silence concernant les exactions commises par l’armée birmane à l’endroit des musulmans rohingya, les forçant à se réfugier au Bangladesh, a été dénoncé à maintes reprises. « Ce qui est défendu ici, c’est le respect des institutions démocratiques, ce n’est pas nécessairement les positions défendues par les gouvernements ou les personnes à la tête de ces gouvernements », précise France-Isabelle Langlois, directrice générale d’Amnistie internationale Canada francophone. « C’est loin d’être un gouvernement parfait », renchérit Linda Lakhdhir, de HRW. « Mais c’est le gouvernement qu’a élu le peuple birman. » L’ambassadeur du Canada à l’ONU, Bob Rae, abonde dans le même sens. « Elle a été élue, puis réélue. Elle est la cheffe démocratique de son pays et l’armée vient d’imposer sa volonté sur la population sans avoir l’appui, l’approbation, de sa population. C’est ça, le problème. »

Des militaires toujours au pouvoir

La LND et Aung San Suu Kyi sont à la tête de la Birmanie depuis 2015. Mais l’armée avait conservé le contrôle de trois ministères (l’Intérieur, la Défense et les Frontières). En prenant le pouvoir lundi, l’armée a proclamé l’état d’urgence pour un an, promettant la tenue d’élections « multipartites, libres et équitables » à la fin de cette période — une intention dont doutent plusieurs observateurs. L’armée a aussi placé ses généraux aux principaux postes en limogeant les ministres. Le contrôle « législatif, administratif et judiciaire » revient ainsi au général Min Aung Hlaing, qui concentre désormais quasiment tous les pouvoirs. Bob Rae, qui a été envoyé spécial du premier ministre Justin Trudeau en Birmanie, rappelle que c’est l’armée « qui était vraiment responsable de ce que nous avons décrit [dans un rapport publié en 2018] comme un génocide des Rohingya », dit-il. « Et cette situation où l’armée sera en charge sans aucune résistance ou limitation de la part du gouvernement civil m’inquiète beaucoup. La population est très, très vulnérable à une armée qui n’est pas supervisée. Ça, c’est très troublant. »

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Le général Min Aung Hlaing

Une armée bien financée

En plus d’avoir conservé le contrôle de trois ministères importants, l’armée tirait aussi ces dernières années des revenus d’activités économiques. Un rapport d’Amnistie internationale (AI) en septembre a dévoilé comment le conglomérat Myanmar Economic Holdings Limited (MEHL) est détenu par plus de 380 000 actionnaires, individus et institutions, qui sont tous… des militaires birmans. Que ce soit pour vendre du minerai, du tabac ou des vêtements, MEHL est partout et fait des alliances avec les entreprises étrangères — le géant brassicole japonais Kirin, par exemple, détient 80 % du marché birman par l’entremise de firmes détenues conjointement avec MEHL. Et selon des documents obtenus par AI, ce conglomérat a pu verser à ses actionnaires militaires des dividendes d’au moins 18 milliards de dollars américains de 1990 à 2011. « Les profits sont donc remis à la junte militaire », résume France-Isabelle Langlois. « Parmi les individus actionnaires de MEHL, on retrouve des personnes qui sont notamment accusées de graves violations des droits de la personne, notamment envers les Rohingya. » À quoi servent ces dividendes ? « C’est comme un budget discrétionnaire de l’armée qui sert à financer les activités de la junte militaire, dont les exactions contre les droits de la personne. »

Le Canada « condamne » le coup d’État

Le Conseil de sécurité des Nations unies tiendra mardi une réunion d’urgence à huis clos sur la Birmanie. Comme on le sait, le Canada n’y siège pas, mais « on aura l’opportunité de parler à nos amis après », a indiqué l’ambassadeur du Canada à l’ONU, Bob Rae. S’il considère qu’Ottawa pourrait imposer des sanctions à la junte, il dit préférer « de loin » des efforts ciblés à un embargo total, « parce qu’un boycottage complet, ça touche la population, et la Birmanie est un pays très pauvre ». Le président américain Joe Biden a, quant à lui, appelé l’armée à « immédiatement » rendre le pouvoir et menacé d’imposer des sanctions. Le gouvernement canadien n’a pas rappelé son ambassadeur en Birmanie et le personnel diplomatique qui est sur place, a-t-on indiqué à Ottawa. Le ministre canadien des Affaires étrangères, Marc Garneau, a condamné « sans équivoque » les actions militaires, « qui compromettent le processus pacifique de transition démocratique » en Birmanie.

Chronologie

1962 : Un coup d’État porte les militaires au pouvoir de ce pays qui avait célébré son indépendance 14 ans plus tôt, en 1948.

1990 : Aung San Suu Kyi et la Ligue nationale pour la démocratie (LND) remportent des élections. Mais la junte refuse d’en reconnaître les résultats et place la politicienne en résidence surveillée.

2010 : Finalement libérée, Aung San Suu Kyi est élue députée en 2012, un an après l’autodissolution surprise de la junte.

2015 : La LND remporte une victoire historique lors des premières élections générales libres depuis 1990.

— Avec l’Agence France-Presse