Après 36 ans de collaboration au sein de l’équipe de La Presse, notre journaliste signe son dernier texte dans nos pages et revient sur les évènements marquants des trois dernières décennies.

Après la chute du mur

PHOTO VITALY ARMAND, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Mikhaïl Gorbatchev répond aux questions de journalistes occidentaux après avoir voté aux élections au Congrès des députés du peuple d’Union soviétique,le 26 mars 1989.

C’était un jour de novembre 1989 et une neige lourde tombait sur Moscou. Le mur de Berlin venait tout juste de s’écrouler. L’Union soviétique vivait au rythme des réformes de Mikhaïl Gorbatchev, qui avait ouvert les vannes d’un système verrouillé pendant sept décennies.

La Presse venait de me confier mon premier reportage à l’étranger. Ma mission : raconter le quotidien des Soviétiques, qui était en cette époque pré-internet nimbé de mystère. Or, le géant soviétique traversait une période de grandes turbulences.

« Il faut redéfinir les règles d’appartenance à l’URSS, sinon, le pays va éclater », m’a avertie d’entrée de jeu un député élu quelques mois plus tôt lors d’un premier scrutin « semi-libre » en URSS, Sergueï Belozertsov, que j’ai rencontré dès mes premiers jours à Moscou.

« Le pouvoir ne nous appartient pas encore que déjà, il nous échappe », avait-il déploré dans une déclaration qui, avec la perspective du temps, paraît prophétique…

D’autres personnes m’ont parlé de l’économie qui prenait l’eau, de leur peur qu’un putsch mette un frein aux réformes, d’attaques mafieuses contre les tout premiers commerces privés de Moscou. En relisant mes articles, un tiers de siècle plus tard, je réalise à quel point mes conversations avec des Moscovites en cette fin de 1989 préfiguraient la suite des choses : le putsch anti-Gorbatchev a bel et bien eu lieu, l’URSS a bel et bien implosé et la mafia postcommuniste a fini par prendre le contrôle de la Russie.

Après l’URSS, je me suis arrêtée quelques jours en Pologne, mon pays natal, plongé lui aussi dans une profonde mutation. Le rythme de l’inflation était étourdissant : jusqu’à 50 %… par mois. Les enveloppes étaient trop petites pour y caser tous les timbres représentant les nouveaux tarifs postaux !

J’ai rencontré lors de ce voyage un banquier improvisé qui se présentait comme un requin du « Wall Street polonais ». Il prêtait de l’argent à des taux usuraires, affichait une vulgarité assumée et distribuait généreusement des tapes sur le derrière de ses collaboratrices.

PHOTO JOANNA KEARNEY, ALAMY STOCK PHOTO, ARCHIVES LA PRESSE

Des Polonais font la queue pour de la nourriture en 1989.

Les Polonais étaient inquiets pour leur avenir, le sol fuyait sous leurs pieds. Mais ils avaient confiance dans leur nouveau gouvernement élu six mois plus tôt lors d’élections que l’on qualifiait aussi de « semi-libres ».

Des ténors de ce gouvernement tentaient d’offrir un minimum de filet social à ceux qui étaient les plus touchés par le virage brutal vers l’économie de marché. Et le faux requin de Varsovie a vite disparu du paysage.

Deux pays, deux destins : la Russie a raté sa conversion à l’économie de marché pour plonger dans le chaos, puis la dictature. La Pologne s’est transformée en une démocratie imparfaite, bien sûr, mais une démocratie quand même. Tout comme ses anciens voisins-satellites de l’ex-URSS, elle a pu devenir ce que mes amis polonais de l’époque décrivaient comme « un pays normal », avec ses hauts et ses bas.

Pourquoi ces deux trajectoires différentes ? La thérapie de choc appliquée à l’URSS était-elle trop brutale ? Ou bien la Russie n’était-elle pas vraiment prête pour la démocratisation ? Du moins pas à ce moment de l’histoire ? Sans doute un peu de tout ça.

Trois décennies plus tard, c’est le concept même de démocratie libérale qui a pris du plomb dans l’aile, avec les cafouillages électoraux aux États-Unis, la désinformation, la montée des démocraties dites « illibérales ». Et je me dis que nous avons été bien naïfs, moi la première, de croire à la simple équation « après la dictature, la liberté ».

Les choses sont bien plus complexes.

Au cours des 36 dernières années, j’ai publié près de 7000 articles, dans les pages puis dans les écrans de La Presse. En les parcourant, ces dernières semaines, j’ai été frappée de constater à quel point l’histoire ne progresse pas en ligne droite, mais avec des avancées, des reculs et de nombreux pas de côté.

IMAGE BIBLIOTHÈQUE ET ARCHIVES NATIONALE

Texte d’Agnès Gruda dans La Presse de 1989

J’ai fait mes débuts en journalisme dans un monde plein d’espoir. C’était la fin de la dictature communiste, la fin de l’apartheid, le début de négociations de paix prometteuses au Proche-Orient, la fin de la guerre froide.

Le traité de paix entre Israéliens et Palestiniens s’est abîmé dans une série de conflits meurtriers qui ont radicalisé les courants politiques en place. L’apartheid a disparu en Afrique du Sud, mais il existe de facto dans les territoires palestiniens occupés par l’État hébreu…

PHOTO DINO FRACCHIA, ALAMY STOCK PHOTO, ARCHIVES LA PRESSE

Des réfugiés bosniaques fuient pendant la guerre en Yougoslavie, en juillet 1992.

Une série de guerres interethniques ont ravagé pendant cinq ans les pays de l’ex-Yougoslavie. Je n’oublierai jamais cette femme croate qui reconstruisait pour la énième fois sa maison détruite dans la petite ville de Pakrac, où une frontière infranchissable séparait le quartier croate du quartier serbe. J’en ai gardé cette image forte : les hommes armés détruisent, les femmes repassent derrière eux pour reconstruire, une brique à la fois.

Tous me disaient la même chose : nous étions amis avec nos voisins serbes, ou croates, ou bosniaques. On ne comprend pas comment cette folie a commencé. À la même époque, la manipulation des esprits a conduit à un génocide au Rwanda. Dans les deux cas, les mauvais génies avaient pris le contrôle des médias.

Un jour, à Belgrade, j’avais regardé le bulletin de nouvelles avec un père de famille serbe. On y voyait un père pleurer parce que sa fille s’était soi-disant fait violer par des Bosniaques. Mon compagnon fulminait de haine. Il n’avait aucun moyen de contrevérifier cette information largement diffusée par la télévision d’État. Celle-ci était entre les mains de l’ancien président Slobodan Milosevic – qui est mort des années plus tard, avant la fin de son procès pour crimes contre l’humanité, à La Haye.

Course contre la montre

PHOTO SANDRO MADDALENA, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Des manifestants antigouvernement montent sur une barricade lors d’affrontements avec la police à Kyiv, en février 2014, pendant la « révolution du Maïdan ».

En 1998, je suis retournée en reportage en Pologne pour voir un pays qui venait d’adhérer à l’OTAN et se dépêchait d’entrer dans l’Union européenne. Les gens disaient : on veut faire ça pendant qu’il est encore temps, pour nous protéger, avant que les Russes ne reviennent en force.

J’y repense souvent quand je lis certaines analyses justifiant l’invasion russe de l’Ukraine par de prétendues velléités d’élargissement de l’OTAN.

Ce que j’avais vu, dans les années 1990, ce n’est pas tant que l’OTAN et l’Union européenne voulaient s’agrandir à tout prix, mais plutôt que les voisins de la Russie voulaient y adhérer au plus vite, avant que l’impérialisme russe n’émerge de sa torpeur.

PHOTO BIBLIOTHÈQUE ET ARCHIVES NATIONALE

Texte d'Agnès Gruda dans La Presse de 1998

Puis il y a eu les attentats de 11 septembre 2001, la guerre contre les talibans, celle contre l’Irak de Saddam Hussein, des conflits qui, après des années d’intervention occidentale, ont abouti à des tragédies.

En 2011, la vague de soulèvements dans le monde arabe a fait tomber des dictatures comme des dominos.

Là encore, on a appris que les soulèvements populaires peuvent être détournés de leurs premiers objectifs, que les régimes autoritaires se défendent même quand ils semblent céder à la révolte populaire, et que la dictature peut parfois servir de ciment à des pays tiraillés par des rivalités anciennes. Quand le verrou saute, il lui arrive de libérer des démons.

Je garderai toujours en mémoire Salwa Bughaigis, cette juriste libyenne rencontrée à Benghazi, au printemps 2012, alors que la guerre civile battait son plein et qu’elle essayait d’écrire la Constitution de la future Libye démocratique. Cette démocratie n’a jamais vu le jour, la Libye a sombré dans la guerre civile et Salwa Bughaigis a été assassinée par des rebelles au printemps 2014.

PHOTO JOSEPH EID, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Un Libyen marche devant un graffiti du président déchu Mouammar Kadhafi, à Tripoli, en septembre 2011.

Ceux qui, comme elle, portaient à bout de bras le rêve d’une Libye libre et démocratique, celui d’un « pays normal », n’étaient pas assez nombreux ni assez puissants.

Et puis, l’Ukraine. Lors de mon séjour de 1989, j’avais rencontré des militants ukrainiens qui rêvaient de s’affranchir de l’URSS. L’Ukraine a acquis officiellement son indépendance en 1991, mais la Russie continuait à vouloir la garder dans son giron.

Depuis, l’Ukraine n’a cessé d’osciller entre Moscou et l’Occident. En 2004, lors de ce qu’on a appelé la « révolution orange », puis en 2014, lors de la « révolution du Maïdan », j’ai rencontré à Kyiv des jeunes et des moins jeunes qui étaient prêts à risquer leur vie pour se libérer de l’emprise du Kremlin. Et pour devenir les acteurs de leur destin.

En 2014, Vladimir Poutine a réagi en annexant la Crimée, puis en soutenant un mouvement sécessionniste dans le Donbass, région minière frontalière de la Russie.

PHOTO VADIM GHIRDA, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Des cosaques montent la garde devant le parlement régional à Simferopol lors du référendum pour l’annexion
de la Crimée par la Russie, en 2014

J’ai en mémoire cette conférence de presse où un soi-disant premier ministre de la « République populaire de Donetsk » déclarait sans l’ombre d’une gêne qu’il était né à Moscou, vivait à Moscou, venait de finir son travail en Crimée et s’apprêtait maintenant à le poursuivre au Donbass… Cet aveu presque naïf me revient en tête chaque fois que l’on parle des Ukrainiens « prorusses ». Dans ces régions pauvres de l’Extrême-Orient ukrainien, il y a effectivement de véritables « prorusses ». Mais c’est l’intervention du Kremlin qui les a incités à prendre les armes, avec les résultats que l’on sait.

Enfin, je n’oublierai jamais ce jour de novembre 2016 où, affectée à couvrir ce que tout le monde imaginait comme la défaite républicaine annoncée par les experts, j’ai assisté à l’arrivée au pouvoir de Donald Trump. Je me trouvais à l’hôtel où étaient rassemblés les partisans pro-Trump. À l’annonce des résultats, ils ont explosé de joie. J’ai envoyé mon texte et je me suis mise à pleurer…

Vraiment ? Les électeurs venaient vraiment de porter Donald Trump au pouvoir ? J’ai encore peine à y croire.

Reculs et avancées

PHOTO AGNÈS GRUDA, ARCHIVES LA PRESSE

Un village du Nunavik, en 2008

Au cours des 36 dernières années, j’ai été témoin de tant de formidables élans d’espoir. J’ai aussi vu comment ces élans peuvent se fracasser sur des effets pervers qui étaient peut-être prévisibles. Mais que plusieurs, y compris moi, n’avaient pas vu venir.

L’âge nous donne le privilège du temps et de la perspective que celui-ci procure. On sait que les guerres finissent par finir. Dans les pays qui sont nés des ruines de l’ex-Yougoslavie, les anciens ennemis ne sont pas devenus des amis. Mais ils coexistent en paix.

Même si elle nous désespère, la guerre en Ukraine ne durera pas toujours, Vladimir Poutine ne s’accrochera pas au pouvoir éternellement, il aura des successeurs, et l’horreur de l’agression du 24 février atterrira un jour dans les manuels d’histoire.

Et puis, la soif de liberté des peuples ne s’éteint pas. Elle s’assoupit. Puis elle se réveille. On le voit depuis presque trois mois, en Iran, où hommes et femmes protestent contre le régime oppressif des ayatollahs. On l’a aussi vu en Chine, qui a été secouée, cet automne, par une révolte comme on n’en avait pas vu depuis celle de la place Tian’anmen, en décembre 1989.

L’histoire a beau cafouiller, les déceptions ont beau s’accumuler, en regardant derrière moi, j’ai aussi été frappée de constater à quel point notre société a progressé, malgré tout.

Au printemps 1992, j’avais signé un texte évoquant un sondage selon lequel à peine 24 % des Canadiens favorisaient le mariage entre conjoints de même sexe. Moins d’une personne sur quatre ! Treize ans plus tard, la loi autorisant ces unions a été adoptée pratiquement sans faire de vagues. Il n’y a pas grand monde, au Canada, pour remettre cette avancée en question.

En fouillant dans mes anciens articles, je suis aussi tombée sur cette perle : une soixantaine de résidants de la rue Brébeuf appelaient la Ville de Montréal à abattre 58 érables argentés parce qu’ils… faisaient de l’ombre du côté est de la rue. « Rendu à une certaine grandeur, c’est sûr qu’un arbre doit être enlevé », faisait valoir un des leaders de ce mouvement de contestation difficile à imaginer aujourd’hui.

Un an plus tôt, l’administration municipale avait annoncé son intention de construire un stationnement sous le square Saint-Louis. Ici ce sont les habitants du quartier qui ont bloqué le projet. Aujourd’hui, un tel projet semble inimaginable. À Montréal du moins, tout ne tourne plus seulement autour du « char ».

Au fil des ans, j’ai aussi suivi (trop irrégulièrement) la situation des communautés autochtones. En 2008, j’ai eu la chance de réaliser un reportage sur une petite fille qui devait témoigner au procès de l’assassin de sa maman.

IMAGE BIBLIOTHÈQUE ET ARCHIVES NATIONALE

Texte d’Agnès Gruda dans La Presse de 2008

Le procès se déroulait à Kuujjuaq, au Nunavik. La fillette, que je ne pouvais nommer à l’époque, venait d’un petit village de la baie d’Ungava, Kangirsuk. Elle n’avait que 9 ans. Elle faisait preuve d’un courage et d’une détermination incroyables.

Ç’a été l’un des reportages les plus marquants de ma carrière. Je m’étais arraché les cheveux en cherchant le bon ton pour parler des problèmes sociaux du Nunavik, sans les occulter, mais sans stigmatiser les Inuits.

Aujourd’hui, Olivia Lya Thomassie a 24 ans, elle est devenue une jeune femme pleine de projets qui assume pleinement ses origines inuites. Et qui travaille au rayonnement des cultures autochtones en général et de la culture inuite en particulier. Que ce soit au sein d’Aaqssiq, une compagnie de théâtre des Inuits du Nunavik, ou au sein du Secrétariat des arts du Nunavik.

  • Olivia Lya Thomassie, femme inuite

    PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

    Olivia Lya Thomassie, femme inuite

  • Olivia Lya Thomassie, jeune

    PHOTO FOURNIE PAR OLIVIA LYA THOMASSIE

    Olivia Lya Thomassie, jeune

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Elle constate aujourd’hui que les choses changent et qu’il y a une sorte de « momentum » pour les artistes autochtones. Les communautés non autochtones sont plus ouvertes à leur égard. Une ouverture qu’elle décrit comme « plus authentique, moins stéréotypée qu’autrefois ».

Bien sûr, il y a encore bien des préjugés, bien sûr, il y a du racisme dans le système. Mais les communautés autochtones multiplient elles aussi les projets pour soigner leurs plaies. Il y a comme un début de réparation.

Autre progrès : depuis que deux journalistes du New York Times ont mis au jour le système qui a permis au prédateur Harvey Weinstein d’agresser sexuellement des dizaines de jeunes femmes, le mouvement #metoo a permis à des milliers de victimes d’oser dénoncer ce qui était jusqu’à maintenant occulté, comme un sale secret de famille.

PHOTO TODD HEISLER, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

Harvey Weinstein, après son arrestation à New York, en 2018

La vague n’a pas fini de déferler. Il devient de plus en plus difficile pour les agresseurs de sévir en toute impunité devant les regards discrets de leurs collègues. Moi qui suis arrivée dans le monde du travail à une époque où les jeunes femmes devaient montrer qu’elles étaient « one of the boys » et encaisser des blagues et des remarques inconcevables aujourd’hui, je ne peux que me réjouir du chemin parcouru.

À ce sujet, allez voir le film She Said, qui montre comment deux journalistes déterminées ont pu percer le secret le mieux gardé d’Hollywood.

Ça m’amène à parler de l’importance du journalisme comme moteur de changement social. Malgré les fausses nouvelles, malgré les dérapages des réseaux sociaux, malgré l’érosion de la confiance du public envers les médias, je crois profondément que le journalisme de fond, celui qui cherche, qui fouille, qui traque les inégalités et les injustices, est là pour de bon.

De mon côté, je quitte La Presse, mais je ne quitte ni l’écriture ni le journalisme. On se retrouvera, c’est promis !