(New York) « Floride, Floride, Floride. »

Le 8 novembre 2000, à la fin d’une soirée électorale d’anthologie, Tim Russert, journaliste à la chaîne NBC, écrit ces mots sur un tableau blanc pour communiquer aux téléspectateurs un fait incontournable : l’issue de l’élection présidentielle tiendra à un seul et unique État, où moins de 600 votes séparent les deux principaux candidats, le vice-président démocrate Al Gore et le gouverneur républicain du Texas George W. Bush.

Vingt-quatre ans plus tard, aucun journaliste n’oserait prédire que la Floride retrouvera à court terme son statut d’État pivot par excellence. Comme ne cesse de le répéter le sondeur démocrate Fernand Amandi, qui a travaillé dans cet État pour Barack Obama, dernier candidat présidentiel de son parti à y avoir triomphé, en 2008 et 2012, le Sunshine State est devenu « la Mecque des MAGA ».

Pour autant, les journalistes s’y donneront de nouveau rendez-vous en grand nombre d’ici le 5 novembre, date de l’élection présidentielle de 2024. Et le camp Biden tentera même de les convaincre que le président démocrate a des chances de renverser une tendance lancée par Donald Trump en 2016 et poursuivie par Ron DeSantis en 2022 (les deux républicains ont vu leurs marges de victoire en Floride s’accroître lors de leurs réélections).

Comment expliquer l’intérêt soudain des journalistes pour la Floride et l’optimisme feint ou réel du camp Biden quant aux chances du président dans cet État ? La réponse tient en un mot : avortement.

Le lundi 1er avril, la Cour suprême de Floride a ouvert la voie à l’interdiction de l’avortement dans cet État après six semaines de grossesse à partir du 1er mai.

Dans le même temps, le plus haut tribunal de Floride a donné le feu vert à la tenue d’un référendum le 5 novembre proposant d’inscrire dans la Constitution de l’État une garantie du droit à l’avortement jusqu’à la viabilité du fœtus, soit environ 24 semaines de grossesse.

Cette décision assure donc une place importante, voire prépondérante, en Floride à l’un des principaux chevaux de bataille des démocrates. L’État d’adoption de Donald Trump rejoint ainsi une dizaine d’États américains, dont les États clés du Nevada et de l’Arizona, qui tiendront ou entendent tenir des référendums sur l’avortement en novembre (dans le cas de l’Arizona, le référendum pourrait annuler une loi draconienne de 1864 validée la semaine dernière par la Cour suprême de l’État).

Or, depuis l’abrogation de l’arrêt Roe c. Wade par la Cour suprême des États-Unis en juin 2022, le thème de l’avortement représente un atout politique pour les démocrates.

Ces derniers s’en sont servis non seulement pour invalider les restrictions imposées par certains États, mais également pour mobiliser leurs troupes et fédérer les électeurs indépendants ou même républicains.

De là à dire que le référendum sur l’avortement en Floride aidera la cause de Joe Biden dans cet État, il n’y a qu’un pas que son équipe électorale n’a pas hésité à franchir.

« Le président Biden est dans une position plus forte en Floride [en 2024] qu’il ne l’était en 2020 », a écrit Julie Chavez Rodriguez, directrice de l’équipe de campagne de Joe Biden, dans un mémo distribué aux journalistes.

Et d’ajouter : « Ne vous y trompez pas : la Floride n’est pas un État facile à gagner, mais c’est un État gagnable pour Biden. »

« Plus en jeu », dit DeSantis

Ron DeSantis fait partie des républicains qui trouvent suspect ou risible l’optimisme des démocrates. Le gouverneur soutient que la Floride a connu une véritable révolution démographique et politique ces dernières années.

De fait, l’État de Ron DeSantis, identifié à la résistance au « wokisme » et aux restrictions sanitaires, a accueilli de nombreux Américains qui ont quitté des États démocrates comme la Californie, New York ou l’Illinois pour trouver refuge dans un État dont le gouverneur défend des valeurs qui correspondent aux leurs.

PHOTO PHIL SEARS, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Ron DeSantis, gouverneur de la Floride

Parallèlement à cette migration interne, des électeurs démocrates de Floride, y compris des Latinos, ont changé d’affiliation politique.

Résultat : la Floride compte aujourd’hui 900 000 électeurs inscrits comme républicains de plus que d’électeurs inscrits comme démocrates.

« La Floride n’est plus en jeu. C’est un État républicain », a dit le gouverneur Ron DeSantis récemment sur Fox News.

Peut-être. Mais il est indéniable que la question de l’avortement ne joue pas en faveur des républicains. Ceux du Kansas, du Kentucky et de l’Ohio, entre autres États rouges, l’ont découvert lors de référendums tenus depuis 2022.

Cette question embête Donald Trump en particulier. Le 8 avril, l’ancien président a tenté de la neutraliser en affirmant qu’il revenait aux États de légiférer sur l’avortement. Il a ainsi déçu certains militants antiavortements, qui souhaitaient le voir prôner une interdiction nationale de l’avortement après 15 semaines de grossesse. Et il a prêté flanc aux critiques des démocrates, qui ont sauté sur l’occasion pour l’associer aux mesures les plus restrictives en matière d’avortement aux États-Unis, y compris en Arizona et en Floride.

En novembre 2023, Donald Trump a d’ailleurs lui-même qualifié de « chose terrible » la loi de Floride interdisant l’avortement après six semaines de grossesse. Pourra-t-il vraiment s’en distancier dans le contexte d’un référendum qui pourrait aider Joe Biden à créer la surprise de l’élection présidentielle de 2024 ?

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