Passer du Quartier chinois au red light. D'une ambiance branchée à un univers multiethnique, que ce soit chinois, juif, portugais ou italien. C'est ça la Main : changer de « monde » en un coin de rue.

Les Chinois ont leur Quartier chinois. Les Italiens ont leur Petite-Italie. Les Juifs et les Portugais n'habitent plus la Main, mais les traces de leur passage sont multiples. À ces « secteurs » de la Main s'ajoute le red light et la zone branchée des Supper Club. Comme dirait Johnny Zoumboulakis, le propriétaire du Café Cléopâtre, une « vraie » Main a un esprit. « Il ne faut pas la bulldozer, car elle est impossible à dupliquer. »

Le Quartier chinois

Si aujourd'hui, le Quartier chinois est un quartier « asiatique et touristique », il a déjà été « un rideau de fer », rappelle Jean Chen, chef cuisinier à l'Académie culinaire et auteur de plusieurs livres de recettes chinoises.

C'est la construction du chemin de fer Canadien Pacifique qui a amené les premiers Chinois à Montréal, à la fin du 19e siècle. « Le Père Goulet, un Jésuite, a demandé à l'archevêché de Montréal de leur donner une église », raconte M. Chen.

En 1922, la création de la mission catholique a marqué la présence des Chinois autour du boulevard Saint-Laurent. « Au tout début, il y avait beaucoup de buanderies, poursuit le chef cuisinier, qui anime des visites guidés dans le Quartier chinois. Et graduellement ont ouvert des restaurants et des épiceries. »

En 1970, près de 10 000 Chinois habitaient le quartier. « La construction du Palais des congrès et du Complexe Guy-Favreau a chassé les Chinois. C'était difficile », explique M. Chen.

« J'ai écrit au premier ministre Pierre Elliott Trudeau, précise Jack W. Lee, un leader important de la communauté chinoise.  Le premier ministre a fait réduire la taille du projet et il m'a promis de protéger le quartier. »

Bien aujourd'hui, deux arches marquent fièrement son territoire sur le boulevard Saint-Laurent. Mais seulement quelques personnes âgées résident toujours dans le quadrilatère délimité par le boulevard René-Lévesque et les rues Viger, Bleury et Sainte-Élizabeth.

Le quartier n'est plus que Chinois. « En 1976, beaucoup de réfugiés vietnamiens sont venus ici. Le quartier chinois a commencé à ouvrir ses portes. Avant, c'était fermé, c'était un rideau de fer. Ce n'était pas facile d'entrer et de parler aux gens. »

Aujourd'hui, « c'est un quartier asiatique, touristique », se réjouit Jean Chen.

« Le Quartier chinois, c'est important, souligne Jack Lee. En termes de culture, les Chinois ont besoin de revenir ici. »

L'ancien quartier juif

« Warshaw est parti, Simcha est parti, mais pas Schwartz. Nous sommes ici depuis 1928! », lance Frank Silva, le gérant de la célèbre charcuterie hébraïque de Montréal.

Schwartz est l'une des dernières traces « vivantes » du passage des Juifs sur la Main. Il reste aussi l'entreprise de tombes funéraires L. Berson et Fils, située juste en face, et le magasin de vêtements J. Schreter, qui est un peu plus au nord.

« Quand Warshaw a fermé en 2002, c'était un peu la fin d'une époque sur la Main, car plusieurs commerçants juifs ont fermé leurs portes à peu près en même temps », explique notre columnist Rima Elkouri, qui a beaucoup écrit sur la Main.

Fondée en 1935, Warshaw était une épicerie de fruits et légumes qui est devenue avec le temps une sorte de bazar. « Même si le Warshaw n'était pas beau, il avait quelque chose d'attachant et il était emblématique de la Main », raconte Rima Elkouri.

En 2005, ce fut au tour de l'épicerie Simcha de fermer ses portes, après 40 ans de service sur le boulevard Saint-Laurent. Son propriétaire, Simcha Leibovich, a rendu l'âme, allant rejoindre sa femme qui était partie deux ans plus tôt.

« Les Juifs sont entrés sur la Main en 1900, mais vers la première guerre, ils ont dépassé la frontière de la rue Sherbrooke pour s'installer dans ce qu'on considère aujourd'hui comme la zone juive », explique l'anthropologue Pierre Anctil, spécialiste de la vie juive à Montréal.

Le yiddish était la troisième langue la plus parlée à Montréal. Quand ils n'ouvraient pas des commerces, la plupart des juifs travaillaient dans les usines de manufactures de la Main. « Ils ont créé les premiers syndicats », souligne Pierre Anctil.

En 1931, le conseiller municipal juif Joseph Schubert a fait construire un bain public pour les habitants et travailleurs du quartier qui n'avaient pas d'eau courante ou qui n'avaient pas accès à des installations sportives. Rénové en 2000, le bain Schubert est aujourd'hui une piscine publique.

Quand des élections avaient lieu, par exemple, plusieurs personnes de la communauté juive se réunissaient juste en face, au 4075 Saint-Laurent, pour voir les résultats électoraux affichés sur les murs du journal yiddish le Keneder Odler (L'Aigle canadien).

Gordon Bernstein, président de la Société de développement du boulevard Saint-Laurent, se souvient quand, petit, il allait avec sa tante au défunt marché Saint-Jean-Baptiste, au coin de la rue Rachel. « Elle achetait des poulets vivants. Elles les promenaient dans un sac pour les amener chez l'homme qui les tuait de façon casher, raconte-t-il. Je n'aimais pas ça. J'étais gêné. »

Après la Deuxième Guerre mondiale, les Juifs, qui avaient gagné en revenus, ont quitté la Main pour s'installer dans l'ouest de la ville ou en banlieue. « Il n'y a pratiquement plus de Juifs aujourd'hui, indique Pierre Anctil. Il reste des lieux symboliques et de mémoire. »

Le coin portugais

Du parc du Portugal, on voit la maison de Leonard Cohen, nichée au coin des rues Vallières et Saint-Dominique. Mais on voit aussi des hommes âgés portugais qui discutent sur un banc de parc comme s'ils étaient à Lisbonne.

« Il y a très peu d'endroits comme ici où l'on peut trouver des gens qui parlent et qui ont l'impression de se raconter leur vie », souligne Joaquina Pires, une femme d'origine portugaise très impliquée dans la communauté.

À partir de 1953, les Portugais ont remplacé tranquillement les Juifs autour de la rue Duluth, car la communauté juive a quitté le boulevard Saint-Laurent pour s'installer dans l'Ouest de la ville.

Comme les Juifs, les Portugais ont ouvert des commerces sur la Main qui existent toujours aujourd'hui comme le restaurant Jano, l'épicerie Segal ou encore la pâtisserie les Anges gourmets.

Mais comme les Juifs, la plupart des Portugais ont quitté le boulevard Saint-Laurent. « Les gens ramassent des sous et ils veulent une maison avec un plus grand terrain. C'est ce qui est arrivé aux Portugais, mais aussi aux autres, indique Mme Pires. Chose curieuse, beaucoup de gens de la génération de mes parents sont partis en banlieue et ils se demandent pourquoi ils ont vendu leur maison. Car finalement, la communauté portugaise est très présente ici par le biais de ses institutions. »

Joaquina Pires habite toujours le quartier. « Le boulevard Saint-Laurent me permet de me retrouver d'une communauté à un autre. Ça correspond à ma propre identité, qui est multiple, dit-elle. J'ai l'impression que c'est un endroit auquel tu t'attaches, dans lequel tu peux revendiquer ton appartenance. Mais en même temps, il n'appartient à personne. »

La Petite-Italie

Luciana Seri se souvient des débuts du Caffè Italia, quand elle était petite. « Les immigrants italiens arrivaient. Ils étaient seuls. Ils venaient ici pour parler Italien et pour se faire un peu d'amitié. »

Luciana avait 23 ans quand elle a commencé à travailler au café de son père. Aujourd'hui, la femme de 71 ans est propriétaire du Caffè Italia. Cinq matins par semaine -parfois six-, elle ouvre le café à cinq heures et demi. Elle sert aujourd'hui une clientèle variée, composée d'habitués qui ne jurent que par l'espresso du 6840 Saint-Laurent.

Quant à Vincenzo Zaurrini, le propriétaire de l'épicerie Milano, il est arrivé à Montréal le 2 août 1934. « J'ai connu mon père ici, raconte-t-il. J'avais neuf ans. Il était parti quand j'avais un mois. »

Jeune, le petit Vincenzo servait la messe à l'Église Notre-Dame-de-la-Défense (Chiesa della Madonna della Difesa). C'est à 29 ans qu'il a acheté la fruiterie qui allait devenir Milano.

À 83 ans, Vincenzo Zaurrini enfile encore son sarrau blanc tous les matins de la semaine. Il arrive au magasin à 5 heures. Pas difficile de le trouver. Il est dans le backstore, où il fait ses comptes. « Je commence à avoir un peu de misère, mais je suis content de me lever le matin pour aller travailler. »

Comme la plupart des Italiens, il n'habite plus le quartier. « Même si les Italiens ont déménagé à Laval ou à Saint-Léonard, ils reviennent toujours ici dans la Petite-Italie. Regarde moi. Je suis allé à l'école ici. J'ai servi la messe ici. C'est chez nous ici ! »