C’est peut-être qu’il y a des années plus raides que d’autres. Aussi probablement que j’arrive à un âge où les générations qui me précèdent nous quittent. Toujours est-il que ces derniers mois, j’ai fréquenté des « lieux de commémoration ». Trois personnes que j’aimais beaucoup sont mortes. Dans la tristesse et le manque, j’ai découvert l’importance du rituel. Bienvenue dans le monde étonnant, en demi-teintes et en fortes émotions, du deuil.

Lorsque mon père a perdu la vie il y a 10 ans, de manière précipitée et sans aucune indication quant à la bonne marche de ses funérailles, il a fallu improviser. Sans modèle (c’était le premier parent proche qui mourait dans ma vie d’adulte), nous avons fait dur. Cérémonie basique, sans trop d’évocation de sa vie pourtant pas banale, sans déploiement photographique qui aurait raconté sa vie avec émotion.

Sérieux, nous avons raté notre coup quant à la manière de faire. Mais cette semi-cérémonie nous aura reconnectés sur la famille paternelle – il y avait eu un long et misérable froid pendant des années, pour des raisons profondément idiotes. Mon père nous aura fait, à ma sœur et à moi, cet ultime et inestimable cadeau du rapprochement, dans cette salle drabe d’un complexe funéraire.

Récemment, Egidio, mon oncle adoré, sa femme Edna, ma formidable tante acadienne, et mon premier réalisateur radio et premier producteur télé, Jean-Pierre Paiement, sont morts et ont rassemblé dans trois cérémonies touchantes les gens qui les aimaient.

Egidio – qu’on appelait aussi Gilles – et Edna avaient respectivement 92 et 93 ans. Même si on est moins surpris de perdre des proches qui ont cet âge, ils étaient tous deux, lui surtout, en grande forme il y a à peine un an. Le chagrin n’en fut que plus grand. Ils étaient de la génération des bâtisseurs. Deux déracinés, lui d’Italie, elle de Shippagan, qui avaient fait de Montréal leur territoire, avec optimisme et bonne humeur. Lors des deux cérémonies, leur fils, mon cousin, a organisé de magnifiques rétrospectives photographiques.

Les voir dans la splendeur de leur jeunesse, voyageant partout dans le monde, Gilles, enseignant, recevant René Lévesque dans sa classe, Edna posant fièrement devant les pyramides, fait prendre la mesure de leurs vies, de leurs accomplissements. À l’œil nu, on constate qu’Egidio, de quelques années le cadet de mon père, immigrant lui aussi, a suivi un chemin plus lumineux que lui. Les circonstances ont fait qu’ils n’étaient pas de la même classe sociale. Les photos racontent ça, aussi. Mais les liens sont là, plus forts que tout.

Lors des deux cérémonies, la famille et les amis réunis ont unanimement pleuré et ri devant ces photos si intimes et pourtant universelles. À travers elles, nous avons communié avec Gilles et Edna. Le pouvoir des souvenirs partagés est immense. De ce rituel simple jaillit une force d’émotions sans nom.

La semaine dernière, la famille de Jean-Pierre Paiement, mort subitement à 72 ans, avait organisé un rassemblement. La Casa d’Italia était bondée des membres de sa famille de sang et de sa famille professionnelle. Avec À la di Stasio, Les francs-tireurs, Curieux Bégin, Il va y avoir du sport, JP a lancé des carrières, fait naître des talents. Il fut pour moi un maître, un modèle. La salle était remplie de recherchistes, de réalisateurs et d’animateurs qui lui doivent beaucoup. Ici encore, son fils Mathieu avait sélectionné des dizaines de photos ; JP et sa merveilleuse famille, JP au milieu de ses équipes de radio et de télé, des bandes incroyables, qui racontent un pan de l’histoire des médias.

PHOTO TIRÉE DU COMPTE FACEBOOK DE JEAN-PIERRE PAIEMENT

Le producteur Jean-Pierre Paiement

Au fil des images, on mesurait le talent et la générosité de cet homme, son importance. Sur les épaules de Jean-Pierre comme sur celles d’Egidio et d’Edna reposaient des familles, des communautés qui continuent à faire de leur mieux pour rendre le monde meilleur. Voilà ce que ces photos racontent.

Ce défilé de photos est peut-être le nouveau rituel universel, le mieux partagé en cette époque où plusieurs déplorent le manque de rites communs face à la mort. La religion offrait (offre encore à certains) des repères, mais c’est de moins en moins fréquent. Plusieurs ont recours à des rituels patentés selon les croyances ou les volontés du défunt, mais on tombe souvent dans le rocambolesque. C’est même devenu un genre dans le cinéma québécois : comment disposer des cendres de papa !

Or, nous avons besoin de rituels forts, de gestes qui touchent l’ensemble des proches, pour faire mémoire. Les rituels sont essentiels, et ne devraient pas être balayés.

De ces trois cérémonies réconfortantes, je retiens cette vision de gens dépareillés, d’âges, de provenances hétéroclites, d’opinions éclatées, réunis par un être qui les aura aimés, qu’ils auront apprécié, et qui continue à faire d’eux une communauté. Les photos, en noir et blanc ou pimpantes de couleurs, nous disent : continuez, on a réussi à créer une belle famille, une belle gang !

Peu importe où vous en êtes dans la vie, ne négligez pas le pouvoir de vos photos. Prenez-en, prenez-en soin. Elles sont importantes pour ceux qui vous aiment. Comme un ultime lien, une preuve de vie, un témoignage nécessaire. Elles sont l’ingrédient essentiel d’un rituel parmi les plus beaux.

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