On ne peut pas traiter un adversaire politique de « deux de pique » à l’Assemblée nationale. Ni de « pitou », de « pleutre » ou de « paresseux ». Ces termes figurent sur la liste des propos non parlementaires, liste qui compte 14 pages de mots ou d’expressions bannis au Salon bleu.

Début décembre, les mots « exploiter les femmes » sont allés rejoindre cette énumération de mots jugés insultants, blessants ou déplacés. Et à mon avis, il faut s’en inquiéter.

Je rappelle les faits : durant la période de questions du 28 novembre dernier, la députée solidaire Christine Labrie a posé la question suivante : « Quand le gouvernement refuse d’augmenter les salaires du secteur public en haut de l’inflation, c’est de la violence économique envers les femmes. […] Les trois quarts des personnes qui travaillent dans nos services publics, ce sont des femmes. Pourquoi la CAQ persiste à les exploiter ? »

La présidente de l’Assemblée nationale, Nathalie Roy, a demandé à la députée solidaire de retirer ses paroles et a décidé d’ajouter l’expression « exploiter les femmes » à l’index des propos non parlementaires.

Sur le coup, je n’ai pas compris pourquoi. On m’a expliqué qu’il y avait dans cette expression une référence au proxénétisme (!). Ouf, j’avoue que je ne l’avais pas du tout compris comme ça. J’ai posé la question autour de moi et je suis loin d’être la seule. J’aurais aimé en discuter avec Mme Roy, mais elle a décliné ma demande d’entrevue.

Il faut savoir que la présidente de l’Assemblée nationale n’a pas à consulter les autres parlementaires avant d’interdire des mots, la décision lui revient entièrement. Et il n’y a pas de critères absolus qui l’encadrent.

On me dira que cette liste de propos non parlementaires n’existe qu’à titre indicatif, qu’elle n’a pas force de loi. Mais le seul fait qu’elle existe pose problème, à mon avis.

A-t-on bien compris ?

J’étais curieuse de savoir ce que Rachel Chagnon, doyenne de la Faculté de science politique et de droit de l’UQAM, pensait de tout cela. Elle me l’admet d’emblée, ce sujet la passionne. Et elle se pose, elle aussi, des questions sur la pertinence de cette liste qui ne semble pas avoir d’équivalent dans d’autres démocraties.

PHOTO PHILIPPE BOIVIN, ARCHIVES LA PRESSE

Rachel Chagnon, doyenne de la Faculté de science politique et de droit de l’UQAM

Il faut vraiment avoir un esprit mal tourné pour avoir compris que Mme Labrie faisait allusion au proxénétisme. Quand on réécoute ou qu’on relit ses propos, on constate que les échanges étaient assez sentis et que Mme Labrie émettait une critique très sévère. Mais le contexte était très clair. S’ils ont pensé à proxénète, c’est qu’ils ne l’écoutaient pas vraiment.

Rachel Chagnon, doyenne de la Faculté de science politique et de droit de l’UQAM

De l’avis de la professeure Chagnon, cette interdiction soulève une question plus importante encore sur la capacité, pour les partis de l’opposition, de faire leur travail. « La tâche de l’opposition, et son seul pouvoir, c’est justement de remettre en question le rôle de l’État, de confronter ses décisions, observe-t-elle. Si chaque fois qu’elle s’acquitte de sa tâche on lui enlève les mots de la bouche, j’y vois une entrave à la démocratie. »

D’autant plus, fait remarquer Rachel Chagnon, que le processus de décision de la présidence de l’Assemblée nationale manque singulièrement de transparence.

« Comme la présidence est souvent issue du parti au pouvoir, on peut penser qu’elle aura des affinités et des sensibilités à son endroit, ce qui est tout à fait humain. Mais comme c’est le parti au pouvoir qui est la cible des attaques et des critiques, cette interdiction d’utiliser certains mots ou expressions peut devenir un outil pour museler l’opposition. »

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

La présidente de l’Assemblée nationale, Nathalie Roy

Rachel Chagnon croit qu’il y a une autre manière de fonctionner et d’imposer sa discipline. Après tout, rappelle-t-elle, la France – où les échanges sont autrement plus vigoureux – fonctionne sans liste. À Ottawa, la Chambre des communes a abandonné la sienne. « La présidence pourrait très bien intervenir au cas par cas, en levant un carton jaune ou en retirant le droit de parole à un député, suggère-t-elle. Ce serait plus efficace et plus juste, et cela éviterait de pérenniser de mauvaises décisions. »

Protège-t-on des ego fragiles ?

La doyenne de la Faculté de science politique et de droit de l’UQAM ne peut s’empêcher de relever une certaine ironie dans le bannissement de mots ou d’expressions.

« On dirait que la présidence de l’Assemblée nationale se sent investie de la tâche de préserver des ego fragiles, remarque-t-elle. De la part d’un gouvernement qui a déjà dénoncé les excès de wokisme, cette interdiction a quelque chose d’ironique. On ne peut plus rien leur dire ? »

« Au rythme de 14-15 mots ajoutés chaque année, dans 50 ans, les parlementaires québécois ne pourront plus rien dire… », ajoute-t-elle en riant.

Je partage entièrement l’opinion de Rachel Chagnon. J’ajouterais que les parlementaires ne sont pas des enfants à qui il faut imposer une liste de mots interdits. Ils savent très bien qu’on ne traite pas son vis-à-vis de « tata » ou de « shylock » (deux mots qui figurent également sur la fameuse liste).

Entre vous et moi, je préfère qu’on échappe un « bouffon » ou un « bullshit » de temps à autre plutôt que de risquer de censurer des critiques justifiées et bien senties.

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