« Le gouvernement Trudeau finance littéralement l’embauche de bureaucrates qui présentent des obstacles à la construction de maisons. » – Pierre Poilievre

Bang, bang et rebang. On ne sait pas ce qu’avait mangé Pierre Poilievre avant de produire ce prétendu « documentaire » sur la crise du logement qui fait fureur sur les réseaux sociaux, mais on soupçonne qu’il ne s’agissait pas d’un biscuit Thé social accompagné d’une tisane relaxante.

Subtilement intitulée L’enfer du logement, la vidéo a été vue plus de 400 000 fois en anglais sur YouTube (contre environ 12 000 vues en français, une différence par ailleurs intéressante). Elle est aussi diffusée sur d’autres plateformes⁠1.

Fidèle à son habitude, le chef conservateur ne fait pas dans la dentelle et montre d’un doigt accusateur un et un seul coupable pour la crise du logement qui secoue le pays : Justin Trudeau (vous l’aviez deviné).

La vidéo est fascinante à plusieurs points de vue. D’un côté, elle est par moments terriblement efficace pour montrer l’ampleur du problème et illustrer certaines aberrations des actions gouvernementales. De l’autre, elle suinte la démagogie, entretient la confusion et emprunte souvent des raccourcis grossiers.

Le problème est qu’avec un tel mélange des genres, il n’est vraiment pas simple de savoir quand M. Poilievre vise juste et quand il exagère. Bref, l’information y côtoie allégrement la désinformation.

Prenez cette affirmation voulant que « les loyers soient si élevés à Toronto que les étudiants vivent dans les refuges pour les sans-abri ».

Ô capitaine ! me suis-je dit. J’y voyais une exagération évidente. Je soupçonnais le chef conservateur d’avoir monté une anecdote en épingle.

Eh bien, je me trompais. J’ai rapidement trouvé un article du Financial Post dans lequel le gestionnaire d’un refuge pour sans-abri de Toronto affirme que près du tiers de sa clientèle est formée d’étudiants⁠2.

PHOTO CHRIS YOUNG, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Un homme récupère du matériel dans un campement de sans-abri, près du marché Kensington à Toronto, en novembre dernier.

Le Parti conservateur m’a pointé d’autres articles documentant le même phénomène. Des chercheurs de l’Université du Nouveau-Brunswick ont même dévoilé des résultats préliminaires suggérant que de 4 à 5 % des étudiants universitaires au pays seraient sans domicile⁠3.

Pas de doute, la crise frappe fort et le chef de l’opposition officielle fait bien de le rappeler.

J’ai aussi fait le saut en tentant de déboulonner l’affirmation voulant qu’il faille « aujourd’hui 66 % du revenu mensuel moyen pour payer les mensualités d’une maison individuelle moyenne ».

En utilisant le revenu annuel médian des ménages avant impôts (61 700 $) et le paiement hypothécaire mensuel moyen (1922 $), on arrive à une proportion bien moindre du budget consacré au logement (37 %). Ce pourcentage concerne toutefois la moyenne des logements et pas que les maisons individuelles.

Après vérification auprès du Parti conservateur, il appert que M. Poilievre utilise un indice élaboré par la Banque Royale du Canada qui inclut non seulement les paiements hypothécaires, mais aussi toutes les dépenses liées au logement (taxes, électricité, eau chaude, etc.).

Est-ce trompeur ? Je vous laisse juger. Mais cet indice existe bel et bien et il représente des dépenses réelles faites par les Canadiens.

Certaines affirmations contenues dans la vidéo sont beaucoup plus douteuses. M. Poilievre affirme par exemple que le loyer moyen d’une chambre à coucher a doublé depuis 2015, tout comme le paiement hypothécaire moyen et la mise de fonds moyenne. C’est exagéré, comme Radio-Canada l’a démontré⁠4.

PHOTO MIKE SEGAR, ARCHIVES REUTERS

La vitrine d’une agence immobilière dans le quartier Upper East Side de Manhattan. Laisser entendre que la même maison se vend 4,5 fois plus cher au Canada qu’aux États-Unis est trompeur et absurde, écrit Philippe Mercure.

Le chef conservateur sombre plus tard dans la mauvaise foi la plus pure lorsqu’il montre une maison affichée à un prix de 679 974 $ à Niagara, en Ontario, comparativement à une maison prétendument similaire qui se vendrait 150 265 $ de l’autre côté de la frontière, dans l’État de New York. Cette séquence est confuse. Les chiffres affichés à l’écran ne correspondent pas à ceux montrés dans les annonces immobilières qu’on nous présente, et on ignore ce qui est en dollars américains et en dollars canadiens.

De toute façon, soyons sérieux : laisser entendre que la même maison se vend 4,5 fois plus cher au Canada qu’aux États-Unis est trompeur et absurde.

M. Poilievre en remet en montrant une maison jumelée couverte de graffitis de Toronto qui se vendrait au même prix qu’un château de 45 chambres avec cinéma et plage privée en Écosse. Ou est-ce plutôt un château de 20 chambres en France ? Encore une fois, la vidéo est confuse et le propos, destiné à frapper l’imaginaire beaucoup plus qu’à informer.

M. Poilievre affirme aussi que la vaste superficie du Canada devrait faciliter la construction de maisons et contribuer aux bas prix.

Évidemment, nul besoin de détenir un doctorat en urbanisme pour comprendre que les grands espaces au nord de Lebel-sur-Quévillon ou autour du Grand Lac des Esclaves n’ont aucune incidence sur le prix de l’immobilier au centre-ville de Toronto ou de Montréal.

Dans la citation présentée en ouverture de ce texte, Pierre Poilievre reproche carrément à Justin Trudeau de transférer des fonds aux municipalités pour construire des logements. Vrai, la bureaucratie municipale nuit parfois à la construction immobilière. Mais en conclure que M. Trudeau « finance littéralement l’embauche de bureaucrates qui présentent des obstacles à la construction de maisons », c’est pousser le bouchon vraiment (trop) loin.

On pourrait continuer ainsi bien longtemps.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, ARCHIVES LA PRESSE

L’économiste Jean-Pierre Aubry souligne que Pierre Poilievre n’aborde jamais l’impact de l’immigration sur la crise du logement.

L’économiste Jean-Pierre Aubry juge par exemple que l’analyse de Pierre Poilievre voulant que ce soient les déficits du gouvernement fédéral qui propulsent les prix de l’immobilier à la hausse est « simpliste et manque grandement de nuances ».

Il remet aussi en question plusieurs des solutions du « gros bon sens » proposées par le chef conservateur, notamment son message sans nuances contre la réglementation.

« Certes, il y a des inefficacités, mais il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Une grande partie de cette réglementation a pour but à long terme de hausser le bien-être des citoyens », rappelle M. Aubry.

Il souligne aussi que Pierre Poilievre n’aborde jamais la pandémie quand il parle de la hausse des dépenses publiques du gouvernement Trudeau. Pas un mot, non plus, sur l’impact de l’immigration sur la crise du logement.

Pierre Poilievre n’avait pourtant pas besoin d’exagérer pour décrire les ravages de la crise du logement. En le faisant, il réussit à nous faire douter… même lorsqu’il a raison. J’ignore si l’exercice le sert politiquement, mais une chose est sûre : il sert très mal l’intérêt public.

1. Voyez la vidéo produite par l’équipe de Pierre Poilievre 2. Lisez l’article du Financial Post (en anglais) 3. Lisez l’article de Global News (en anglais) 4. Lisez l’article de Radio-Canada Qu’en pensez-vous ? Participez au dialogue