Gourmi a les yeux dorés, les moustaches noires, et un ronronnement complètement démesuré par rapport à sa taille. Elle aime son poisson vert en feutrine, les câlins et les croquettes (d’où le nom). Elle a un miaulement ridicule, une sorte de petit « iik » éraillé qui ne nous parvient pas toujours – une fois sur deux, elle ouvre la bouche sans qu’aucun son en sorte.

Quand elle est arrivée chez nous, tapie dans la poche ventrale de l’anorak du fils de mon chum, elle pesait 800 grammes, dont un bon 150 devait être constitué de puces et de mites d’oreilles.

Il l’avait trouvée sur le boulevard Décarie, à la hauteur où celui-ci descend au niveau de l’autoroute pour passer comme elle sous un viaduc. Un lieu de poussière et de béton fréquenté par les voitures, quelques passants pressés et des pigeons aux ailes sales. Tout y est une agression pour les sens, le bruit des automobiles, l’odeur de l’essence, la luminosité blafarde, l’effet écho propre aux tunnels. Il marchait sur la petite passerelle surélevée quand son ami a pointé l’asphalte sous une voiture : « C’est-tu un chat » ? Il a sauté par-dessus le garde-fou pour descendre sur la voie où, après avoir arrêté le trafic qui filait déjà à la vitesse d’un escargot, il a fini par récupérer le chaton entre deux colonnes de ciment, juste avant qu’il ne saute de l’autre côté, sur l’autoroute.

Un automobiliste qu’il avait obligé à s’arrêter sous prétexte qu’un chat était sous sa voiture venait de lui dire, en haussant les épaules : « It’s just a cat. »

Il m’a appelée peu de temps après : « Veux-tu un autre chat ? » Bien sûr que je ne voulais pas d’autre chat. Mais sa grande sœur, qui habite avec nous en attendant d’avoir terminé de rénover une maison pas loin d’ici, a toujours rêvé d’avoir un chat, idéalement de la couleur de Gourmi-qui-n’avait-pas-encore-de-nom. Le mot « destin » a été échappé, mais au-delà de l’alignement des astres, il y avait le fait qu’un très petit chat ronronnait dans la poche ventrale d’un anorak. Une heure plus tard, les gars débarquaient à la maison.

C’était il y a presque un mois, depuis Gourmi grandit, elle a été débarrassée de ses mites et de ses puces et a dû prendre un bon 300 grammes. Après avoir passé deux jours complètement terrifiée au fond d’un garde-robe, elle s’est laissé apprivoiser à une vitesse un peu ahurissante qu’expliquaient sans doute ses grands besoins : elle n’avait pas 2 mois quand elle été trouvée.

Comment un chaton de 6 semaines a-t-il pu se retrouver dans ce lieu hostile ? Nous lui avons posé la question 100 fois, elle garde son petit secret. Elle me semble bien trop jeune pour avoir marché quatre coins de rue à partir d’une boîte hypothétiquement laissée devant la SPCA. Serait-elle tombée en bas d’une voiture en marche ? La possibilité qu’elle ait été volontairement lâchée là, peut-être avec des frères et sœurs, n’est pas exclue – il n’y a pas que les bords d’autoroute qui sont sombres et laids en ce monde.

Elle n’est pas la seule qui s’est laissé apprivoiser, bien évidemment. Personne ne résiste longtemps à une frimousse de chaton, ni à la vulnérabilité d’un petit être.

C’est une pulsion qui a ses racines dans tous les « on peut-tu le garder ? » de ce monde, oisillons tombés du nid, écureuil blessé, paruline sonnée après une collision avec une fenêtre, autant de vies déposées sur de vieux linges à vaisselle au fond de boîtes à chaussures.

Elles existent dans un présent absolu, comme les petits enfants. Il n’y avait pas d’ambiguïté dans les motivations de la jeune mouffette que j’ai retrouvée endormie dans le poulailler, ou dans celles du raton laveur, sans doute malade, qui a passé une heure à nous regarder jouer aux Colons de Catane par la fenêtre (« on peut-tu le garder ? »). Ils vivaient, comme Gourmi quand elle se pelotonne sur nos genoux ou décampe en entrevoyant les autres chats.

Qu’est-ce que le sauvetage d’une petite vie en regard des écosystèmes qui s’effondrent et des enfants qui meurent sous les bombes ? C’est peu de choses, vraiment bien peu de choses, mais c’est aussi un chemin jusqu’à eux. Peut-être pas une autoroute, ou même un boulevard longeant une autoroute, mais certainement un petit passage débroussaillé, une trouée parmi les ronces de l’indifférence et du cynisme, au travers de laquelle on peut voir de la vie qui veut vivre. C’est un privilège qu’il ne faudrait pas prendre à la légère, même quand il ne pèse que 800 grammes.

Qu’en pensez-vous ? Participez au dialogue