En entendant certaines ministres parler du troisième lien depuis la défaite de la CAQ dans la circonscription de Jean-Talon, j’ai eu l’impression de voir les propriétaires d’une maison appliquer une nouvelle couche de peinture pour la vendre plus facilement.

Martine Biron et Geneviève Guilbault ont parlé du projet, mais dans d’autres termes.

Elles ont utilisé l’expression « lien de remplacement ».

Elles allèguent que les ponts Pierre-Laporte et de Québec « ne seront pas éternels » et qu’il sera donc nécessaire, un jour, de les remplacer.

Ça ne m’a pas surpris.

Le troisième lien a un sérieux problème d’image. En matière de communication, cette expression est presque devenue toxique pour la CAQ.

Or, des chercheurs ont prouvé que le langage qu’on utilise peut parfois influencer notre manière de penser.

Les stratèges caquistes l’ont probablement compris.

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La ministre Martine Biron, députée caquiste de Chutes-de-la-Chaudière, a récemment parlé de « lien de remplacement » plutôt que de « troisième lien » pour relier Québec à Lévis.

Il y a quelques années, j’ai mis la main sur un essai intitulé La guerre des mots. Un petit livre fascinant rédigé par un expert américain en linguistique cognitive, George Lakoff.

Il y explique notamment que le langage est fait de cadres, c’est-à-dire de « structures mentales qui façonnent notre manière de voir le monde ».

Ça peut sembler rébarbatif à première vue, mais ce n’est pas aussi complexe que ça en a l’air. Vous allez voir.

Il dit aussi qu’en politique, « nos cadres déterminent les mesures que nous prenons et les institutions que nous créons pour mettre en place des mesures ». Et qu’en « modifiant les cadres, c’est tout ça que nous changeons ».

Ça vous semble encore un peu trop théorique ?

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L’ancien président américain George W. Bush en 2021. En utilisant l’expression allègement fiscal, il s’est présenté en héros des contribuables.

Voici un exemple concret : quand George W. Bush est devenu président des États-Unis, au début des années 2000, la Maison-Blanche a popularisé l’expression « allègement fiscal ». Si bien qu’elle a été « intégrée dans le débat public ».

« Penchons-nous sur le cadre dans lequel s’inscrit le terme “allègement”, écrit George Lakoff. Pour qu’il y ait allègement, il faut qu’il y ait un poids, des individus souffrant de ce poids et un “allègeur” qui ôte ledit poids et qui devient donc un héros. Ceux qui essaient d’empêcher le héros d’agir sont des méchants puisqu’ils font obstacle à l’allègement. »

Le héros, dans ce cas, c’était bien sûr le président Bush.

Les journalistes et même les politiciens démocrates ont fini par adopter l’expression. Les termes utilisés par George W. Bush et ses alliés les ont « attirés vers leur vision du monde », résume l’expert.

Pour m’aider à décrypter tout ça encore davantage, j’ai contacté Isabelle Blanchette, professeure titulaire à l’École de psychologie de l’Université Laval. Il y a deux ans, j’avais échangé avec elle au sujet de la réhabilitation de Maripier Morin et des biais cognitifs qui pouvaient influencer notre perception à son égard⁠1.

Cette fois, nous avons discuté des effets linguistiques dans le discours politique.

« Les mots qui sont employés vont activer des concepts qui sont en mémoire. Une expression qui a beaucoup été étudiée, c’est la guerre contre la drogue. Quand on parle de guerre, il y a plein de concepts associés qu’on n’a pas besoin de dire, mais qui vont être activés en mémoire sémantique, c’est-à-dire dans les connaissances des gens. Le simple fait d’entendre l’expression active des notions de combat, de victimes, etc. », a-t-elle commencé par m’expliquer.

Elle m’a aussi rappelé une étude dont j’avais oublié l’existence. Il y a une dizaine d’années, on avait prouvé qu’il existait une façon étonnamment simple d’influencer la perception des Américains à l’égard de la très controversée réforme de la santé de Barack Obama.

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L’ex-président Barack Obama en 2020. Sa loi sur les soins abordables était plus populaire quand les sondeurs ne l’appelaient pas « Obamacare », une expression utilisée par ses adversaires pour l’associer à son nom.

Quand on évoquait uniquement le nom de la loi (« Affordable Care Act », soit la loi sur les soins abordables), les Américains sondés étaient plus nombreux à se dire favorables à la réforme.

Mais quand on mentionnait seulement Obamacare (soit le surnom de la loi, associé au nom du président), la popularité de la réforme chutait de plusieurs points de pourcentage.

« Pourtant, on parlait de la même chose ! », a rappelé Isabelle Blanchette.

Je lui fais remarquer que le cerveau humain est une drôle de bibite. Le même phénomène pourrait-il s’observer dans le dossier du troisième lien ?

« Si on fait un sondage sur 1000 personnes et que, dans une question, on emploie lien de remplacement versus troisième lien, je serais assez sûre qu’en ce moment, oui, il va y avoir une différence dans les réponses. Ne serait-ce qu’en raison de ce que je vous disais tout à l’heure : ça ne va pas activer les mêmes choses dans notre mémoire et on n’aura pas les mêmes concepts en tête. »

Nous échangeons au sujet du travail de George Lakoff. Je lui rappelle qu’il estimait que le mot « allègement », ajouté à l’adjectif « fiscal » permettait selon lui de donner l’impression que « les impôts sont un mal ».

J’ai pour ma part l’impression que si on entend l’expression lien « de remplacement », il est plus facile d’imaginer que c’est un projet positif. Habituellement, on remplace quelque chose qui est endommagé. On fait œuvre utile.

« Vous avez tout à fait raison, réplique Isabelle Blanchette. Il y a une présomption qu’il y a quelque chose à remplacer, c’est dans l’expression. Alors que le troisième lien, c’est celui qui vient après les deux premiers. »

Ces pronostics viennent avec un bémol important et beaucoup de nuances, précise cette spécialiste des neurosciences cognitives, qui travaille aussi au centre de recherche Cervo.

S’il y avait un référendum sur le lien de remplacement, il ne faut pas croire que l’avis de la population consultée serait entièrement déterminé ou même qu’il serait assurément modifié par ce changement de vocabulaire.

Il y a « des centaines ou des milliers de variables qui vont influencer l’attitude de quelqu’un ». Même que les avis sont partagés parmi les chercheurs. Certains estiment que l’effet du langage sur la façon de penser n’est pas aussi déterminant que d’autres ont pu l’affirmer, souligne-t-elle.

La preuve que le changement de terminologie ne modifie pas nécessairement l’opinion à l’égard d’une initiative, c’est que la CAQ a déjà essayé de trouver une solution – linguistique – de rechange au troisième lien. En vain.

« Cette logique est là depuis le début », m’a dit Étienne Grandmont, député solidaire de Taschereau.

« Le troisième lien, ils ont déjà essayé de le rebaptiser tunnel Québec-Lévis. Après ça, ils ont tenté de l’intégrer dans un ensemble plus grand, le Réseau express de la capitale (REC) », rappelle-t-il.

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Étienne Grandmont, député solidaire de Taschereau, rappelle que le gouvernement Legault a déjà tenté de rebaptiser le troisième lien… sans succès.

Le gouvernement réussira-t-il cette fois-ci à modifier le cadre du débat sur le troisième lien ?

Peut-être.

Ou peut-être pas.

Mais au-delà de ce dossier précis, il me semble utile de réaliser qu’il faut parfois, de nos jours, comme l’écrit George Lakoff, « accéder au niveau neuronal pour comprendre la politique d’aujourd’hui ».

Lisez le texte d’Alexandre Sirois sur Maripier Morin  Qu’en pensez-vous ? Participez au dialogue