Je viens de terminer les trois premières saisons de La casa de papel, une série télévisée espagnole offerte sur Netflix. Ça raconte l’histoire d’un énorme braquage, dirigé par un cerveau, surnommé le Professeur, et exécuté par huit malfaiteurs. Leur mission : prendre le contrôle de la Fabrique nationale de la monnaie et du timbre pour y imprimer, durant plus d’une semaine, des milliards et des milliards d’euros. Pour pouvoir s’y incruster aussi longtemps, ils prennent en otages les 67 personnes présentes, lors de leur assaut. C’est violent, ça saute, ça saigne, ça souffre. Mais ça s’amuse, ça s’aide, ça s’aime, aussi. Bref, le crime dans ce qu’il a de plus divertissant.

Je suis rapidement devenu accro au récit et je me suis tapé les 30 épisodes en quelques jours. C’est parfois gros et invraisemblable, mais c’est mieux que petit et vraisemblable. Ce n’est pas fait pour se prendre la tête, mais pour se changer les idées.

Quoiqu’un soir, passé minuit, ça m’a troublé. Ça m’a fait peur. Vraiment peur. Ce n’est pas l’un des personnages qui m’a fait peur. C’est moi, je me suis fait peur. Si ç’avait été l’un des personnages, ça n’aurait pas été très grave, parce qu’ils n’existent pas vraiment, tandis que moi, j’existe vraiment. C’est ça, l’angoisse.

À un certain moment de la première saison, les otages s’organisent et passent bien près de s’échapper. Pauvres otages ! Ils font pitié. Ils sont tous habillés comme leurs ravisseurs, avec de longues combinaisons rouges, un masque de Dalí sur la tête. Ils sont attachés, brassés, menés à la pointe de la mitraillette. Ils sont terrorisés. Ils crient. Ils pleurent. Ils se taisent. Parmi eux, il y a des femmes enceintes, des écoliers, des écolières. Tout pour que l’on prenne pour eux. Tout pour que l’on veuille qu’ils se sauvent au plus vite.

Eh bien non ! Durant leur tentative d’évasion, j’espérais que les criminels les rattrapent. Je ne voulais pas qu’ils compromettent le plan du gang. Je prenais pour les méchants. Ben voyons !

On ne peut pas ne pas vouloir que de purs innocents retrouvent la liberté ? On ne peut pas ne pas s’identifier à eux ? Eh bien oui. Parce que les otages, on ne les connaît qu’en surface, tandis que les bandits, on sait tout d’eux. On connaît leurs faiblesses. On connaît leurs drames. On comprend leurs liens. On sait que Moscou aime son fils Denver plus que tout au monde. On sait que Rio est amoureux fou de la belle Tokyo. On sait que Helsinki ferait tout pour sauver la peau d’Oslo. On sait que Nairobi a le cœur brisé depuis qu’elle ne voit plus son gosse. (Je sais, je suis un méchant divulgâcheur, mais aimez-moi quand même !) On sait que Berlin est atteint d’une maladie incurable.

Oui, ils portent tous des noms de ville, une idée du Professeur, pour qu’ils en sachent le moins possible les uns sur les autres, pour que les sentiments ne viennent pas déranger le grand plan. C’est tout le contraire qui se produit, bien sûr. Les bandits tissent entre eux des liens à la vie, à la mort. Et c’est ça qui nous les rend sympathiques. Malgré le fait que ce sont des fous dangereux.

PHOTO PHILIPPE LOPEZ, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Des amateurs de la série La casa de papel se sont déguisés à l’occasion d’un événement promotionnel à Paris.

C’est parce que je les connais que je prends pour eux. Même s’ils traumatisent 67 pauvres âmes. Quand je m’en suis aperçu, je ne me suis pas senti bien. Voyons, qu’est-ce qui me prend ? Les bons sont sur le point de s’en tirer. C’est bien. Les méchants se débrouilleront. Pourtant, quand la bande du Professeur a remis le grappin sur ses otages, c’était cool. Comme si les bons avaient gagné. La magie du scénario. Présenter une histoire de telle façon qu’on en vienne à s’attacher aux mauvais garçons, aux mauvaises filles.

Ça m’a chamboulé. Il faut toujours être contre la violence. Être contre les gens qui la préconisent. Il faut toujours être du bord des otages. Ça ne me plaisait pas d’être du mauvais côté. J’ai failli éteindre la télé. Mais j’en ai été incapable. Je voulais trop savoir ce qui allait leur arriver. Alors j’ai tout regardé. Et quand la saison 4 va sortir, en janvier, je vais sûrement être au rendez-vous. Faut dire que plus l’histoire évolue, plus le débat moral intérieur diminue. Il y a des crapules partout. Chez les policiers, chez les politiciens, chez les otages, tellement que tout le peuple d’Espagne prend pour les amis de Tokyo. Je me sens moins seul.

Au début, c’était moins évident, mais maintenant, c’est gros comme la maison, c’est le syndrome de Robin des Bois. Les bons ont changé de côté. Je retrouve mes repères.

Ce qui rassure, c’est qu’on a toujours un faible pour les gens qu’on connaît. Pourquoi, aux Olympiques, on prend pour les Gaétan Boucher, les Sylvie Bernier, les Alexandre Despatie ? Parce qu’on les connaît. Les Russes, les Grecs, les Américains viendraient sûrement nous chercher, si on les connaissait.

C’est la clef des relations humaines : prendre le temps de se connaître. Combien de frères ennemis ont rangé les armes quand ils se sont enfin connus ? Dans La casa de papel, si on avait pris tout le temps passé à nous présenter les kidnappeurs pour nous faire connaître les otages, c’est certain qu’on aurait été de tout cœur avec eux. Sans le moindre doute.

Voilà pourquoi, au lieu de parler contre les autres, il faut parler avec eux. Il faut les connaître. Et notre propos va changer. Moins on va s’ignorer, plus on va s’attacher.

Dans un film ou une série télé, l’attachement est un procédé. L’authenticité, la loyauté, la persévérance, le sens de l’honneur ou de la famille d’un personnage feront de lui l’un de nos préférés. À qui on pourra beaucoup pardonner. Dans la vie, il n’y a pas de réalisateur pour nous diriger. C’est nous, les responsables du montage.

Dans la vie, on finit trop souvent par prendre pour soi. C’est pour ça que ça nous fait autant de bien de lire un livre ou de regarder une vue : on prend enfin pour les autres. La solidarité, ça enlève de la pression. Le solidaire est moins solitaire.

Pas besoin d’organiser un casse pour se rapprocher des autres, un barbecue peut faire l’affaire.

Prendre pour les méchants, ce n’est pas prendre pour la méchanceté, au contraire. Au fond, je prenais pour le bon qu’il y avait en Rio, Tokyo, Denver et les autres. Faut aller à la recherche du bon chez les gens que nous croisons. Prendre le temps de le faire. Entre deux séries Netflix.