C’était un jeudi soir comme tous les autres à Montréal. Un groupe d’amis décide de tuer l’ennui en allant faire la fête au centre-ville. Vers quatre heures du matin, sur le chemin du retour, le petit groupe s’arrête devant le Musée des beaux-arts de Montréal, rue Sherbrooke.

« Heille, un totem, les gars !

— Man, un totem !

— T’es pas game ! »

Et crac ! Les joyeux fêtards arrachent le bras gauche de l’œuvre réalisée par l’artiste Charles Joseph intitulée Mât totémique des pensionnats.

« Go, on crisse notre camp ! »

Cette scène s’est déroulée dans la nuit du 19 au 20 septembre. Le scénariste en moi a imaginé les répliques. Mais des images prises par des caméras de surveillance et le récit de l’événement que m’a fait la directrice des communications du MBAM, Pascale Chassé, montrent que je ne suis pas loin de la réalité.

PHOTO TIRÉE DU COMPTE INSTAGRAM DU MBAM

L’œuvre Mât totémique des pensionnats du Musée des beaux-arts de Montréal a été vandalisée dans la nuit du 19 au 20 septembre.

Dans les jours qui ont suivi, la direction du Musée des beaux-arts a eu du mal à s’expliquer ce qui a bien pu se passer, ce qui a motivé les auteurs de ce geste. C’est la première fois que cela arrive à l’institution qui expose régulièrement des œuvres d’art public devant ses pavillons.

Moi aussi, je me demande ce qui a bien pu guider les malfaiteurs. Et évidemment, j’aimerais savoir si le choix de cette œuvre plutôt qu’une autre était ciblé. 

Je précise que non loin de l’imposant totem se trouve le Soleil de l’artiste Chihuly, une œuvre entièrement faite de verre. Il aurait été tellement plus facile de s’en prendre à elle plutôt qu’au totem.

Pourquoi le totem et pas une autre œuvre ?

Je ne suis pas en train d’affirmer que ceux qui ont fait ce geste visaient particulièrement les autochtones, mais disons que je m’accorde le droit de le penser.

Cette œuvre imposante de 21 mètres a été installée devant le pavillon Michal et Renata Hornstein au moment de la création de la Balade pour la paix lors des festivités du 375anniversaire de Montréal. Au moment du dévoilement de son œuvre, en mai 2017, Charles Joseph avait eu l’occasion d’expliquer sa démarche.

Celui qui a vécu dans un pensionnat autochtone voit ce totem comme un témoignage de réconciliation. Pour l’artiste, membre de la nation kwakiutl de la côte Ouest canadienne, cette œuvre doit servir de baume sur les mauvais traitements que des milliers d’enfants autochtones ont subis pendant des décennies de la part des communautés religieuses qui géraient les pensionnats au pays. Cette sculpture vient panser leurs blessures.

Sur le site du Musée des beaux-arts de Montréal, Charles Joseph publiait un texte pour le moins explicite quant au sort qui fut réservé à ces enfants entre 1820 et 1996, particulièrement à la St. Michael’s Indian Residential School, en Colombie-Britannique, où il a été amené de force.

« Lorsque les enfants mouraient, on nous disait qu’ils étaient rentrés à la maison. Lorsque des filles tombaient enceintes, on pratiquait des avortements dans l’infirmerie. Une religieuse infirmière s’occupait des enfants qui avaient des saignements rectaux ou des filles qui étaient enceintes. L’infirmerie était soumise à une “quarantaine” afin de cacher aux visiteurs ce qui s’y passait. »

Le totem de Charles Joseph représente un corbeau, un animal qui a la réputation d’être hypocrite. Pour l’artiste, cet oiseau symbolise l’Église. On croit le corbeau noble et bon, alors qu’il peut devenir sournois et méchant. Ainsi en va-t-il des prêtres et des religieuses drapés dans leur soutane qui ont entouré les jeunes pensionnaires pendant de nombreuses décennies.

Interviewée à l’occasion du dévoilement de l’œuvre, en 2017, l’anthropologue Nicole O’Bomsawin avait formulé le souhait que l’œuvre de Charles Joseph allait contribuer à rapprocher les Églises chrétiennes et les Premières Nations.

« Cette histoire-là mérite d’être connue, a-t-elle dit. Les gens qui vont passer devant le totem vont se dire : “Voilà, c’est pour se rappeler les enfants qui sont allés dans les pensionnats.” Ils ne se sentiront peut-être pas impliqués personnellement, mais le totem est un rappel afin qu’ils n’oublient pas. »

Visiblement, les petits cons qui ont endommagé l’œuvre ne savaient pas cela. Ils l’ont su. Le MBAM a porté plainte et a lancé un appel à tous dans l’espoir de retrouver le bras gauche du totem. Mardi soir dernier, les auteurs de cet acte de vandalisme l’ont déposé devant le musée avec une lettre d’excuses.

« Nous étions saouls et nous ne savions pas ce que représentait ce totem », disait en substance les auteurs. Ont-ils rapporté le morceau arraché pour ces raisons ou parce qu’ils craignaient de voir débarquer la police chez eux ? Ça, on le ne saura pas. Les joyeux fêtards ne connaissaient pas le sens profond de cette œuvre. Ils le savent maintenant. Nous aussi, on le sait.

De même que l’on connaît le contenu du rapport Viens. Et aussi celui de la Commission de vérité et réconciliation.

Combien de temps allons-nous fermer les yeux sur des atrocités et continuer à faire les corbeaux ? Combien de fois allons-nous formuler des excuses sans véritablement changer les choses ?

***

La Ville de Paris vit elle aussi un bouleversement à cause d’une œuvre d’art publique. Mais Paris étant Paris, et les Parisiens étant les Parisiens, cette affaire n’a rien à voir avec la nôtre.

Tout remonte à 2016 quand l’ambassade des États-Unis à Paris a voulu offrir à la Ville Lumière une œuvre qui rendrait hommage aux victimes des attentats de 2015 et 2016. Le choix s’est rapidement porté sur l’artiste Jeff Koons, 64 ans, connu pour ses sculptures colorées et flamboyantes.

Le créateur a imaginé une main tenant un bouquet de tulipes (c’est d’ailleurs le nom de l’œuvre). On compte 11 et non pas 12 fleurs dans ce bouquet qui mesure plus de 12 mètres. Cela est pour exprimer le sentiment de perte que l’on éprouve devant un élément manquant.

PHOTO LUDOVIC MARIN, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

L’œuvre Bouquet de tulipes de l’artiste Jeff Koons sera inaugurée demain à Paris.

L’œuvre, dont les frais de fabrication et d’installation s’élèvent à 3,5 millions d’euros, sera inaugurée demain, au terme d’une véritable saga. Il y a d’abord eu cette pétition de quelques grandes figures du milieu de l’art qui ont dénoncé ces œuvres d’art public provenant d’un « art industriel, spectaculaire et spéculatif ».

Puis il y a eu la question de son emplacement. En premier lieu, on a songé à installer l’œuvre entre le Musée d’art moderne de la Ville de Paris et le Palais de Tokyo. Sacrilège ! Personne n’avait envie que cette sculpture rutilante et voyante brime la perspective sur la tour Eiffel. L’œuvre sera finalement offerte au public à un endroit plus modeste, soit à côté du Petit Palais, près des Champs-Élysées.

Cette polémique au sujet de l’art public s’ajoute à toutes les autres qui ont marqué l’histoire de Paris. On peut penser aux colonnes de Buren du Palais-Royal. L’architecture de Paris est tellement dense et définie qu’il est aujourd’hui très difficile d’y ajouter un élément de son temps, aiment à dire certains historiens et urbanistes.

Cela nous fait voir que Montréal est à des années-lumière de Paris. Ici, on se mettrait à genoux pour une œuvre de Jeff Koons ! Remarquez que nous ne sommes pas à plaindre. Nous avons la chance de vivre parmi des milliers de petites sculptures de forme conique. On appelle ça des installations urbaines.

À chacun ses misères. Et sa conception de l’art.