Imaginez un prof d’anglais qui cumule plus de dix ans d’expérience au primaire et au secondaire.

Un prof qui a obtenu avec brio son doctorat en éducation d’une université québécoise.

Un prof qui a transmis son savoir à des étudiants inscrits au baccalauréat en enseignement.

Sûrement, pensez-vous, ce prof qui a formé de futurs enseignants au secondaire peut lui-même… enseigner au secondaire.

Eh bien non. Abdelhakim Hammami est ce prof-là.

Et il est chauffeur de taxi à Montréal.

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Quand il a immigré au Québec, en 2002, Abdelhakim Hammami avait déjà huit ans d’expérience en enseignement de l’anglais, langue seconde, en Tunisie.

Il aurait pu chercher tout de suite à obtenir son brevet d’enseignement au Québec ; à l’époque, c’était l’affaire de quelques cours d’appoint.

Mais il avait un rêve : terminer ses études. Il s’est inscrit à la maîtrise en éducation. « Quand j’ai été accepté à l’UQAM, c’était pour moi un grand jour. Avec le recul, j’ai compris que j’avais fait une erreur dans mon cheminement. »

Après sa maîtrise, il a enseigné l’anglais pendant trois ans à l’école Le Savoir, dans le nord de Montréal. Toujours sans brevet, il bénéficiait alors d’une permission spéciale, appelée la « tolérance d’engagement ».

M. Hammami a ensuite été promu directeur adjoint, puis directeur de cette école confessionnelle privée, poste qu’il a occupé pendant trois autres années.

Mais il n’avait pas abandonné son rêve.

Un doctorat. Il était inscrit à l’Université de Sherbrooke, mais son travail administratif à la tête de l’école accaparait tout son temps. « Je n’avais pas rédigé une seule ligne de ma thèse. Alors j’ai quitté mon emploi pour la finir. »

Sa deuxième erreur de parcours.

M. Hammami pensait terminer sa thèse en quelques mois. Il s’est empêtré dans ses recherches. Avec trois jeunes enfants et une femme à la maison, il s’est résigné à prendre un permis de chauffeur de taxi pour garder la tête hors de l’eau.

« C’était très difficile. Soixante-dix pour cent de ma thèse, je l’ai faite dans le taxi, entre deux courses. J’ouvrais mon laptop, je rédigeais, je recevais un appel, je faisais ma course, j’ouvrais mon laptop… »

Cela a duré trois ans. Il n’a jamais lâché.

« Jusqu’au bout, je me suis dit : il y aura de la lumière au bout du tunnel. Une fois le diplôme obtenu, je trouverai un emploi qui compensera toutes ces dures années. »

« C’est un type persévérant », s’exclame François Larose, son directeur de thèse à l’Université de Sherbrooke. « Une fois sur deux, quand je l’appelais, il était dans son taxi pour nourrir sa famille. Il ne voulait pas abandonner. »

Le temps d’une session, à l’automne 2016, M. Hammami a troqué son taxi pour une charge de cours dans une classe d’étudiants inscrits au baccalauréat, à Sherbrooke.

Le cours portait sur les méthodes d’enseignement de l’anglais, langue seconde, dans divers contextes. « Comment s’y prendre quand tu as une classe agitée, quand des enfants ont des lacunes… tout ça, je l’ai enseigné aux étudiants. »

Dans l’évaluation de sa charge de cours, le directeur du département de pédagogie de l’Université de Sherbrooke a noté « une grande satisfaction des étudiants à l’égard de [sa] prestation d’enseignement ».

Sauf qu’il n’y avait pas de place à Sherbrooke pour M. Hammami. Pas de place ailleurs non plus. Après trois ans à cogner aux portes des universités, il s’est dit qu’il retournait au secondaire, où sévit une grave pénurie d’enseignants, en attendant que la chance tourne enfin pour lui.

Il n’était pas au bout de ses peines.

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Vous rappelez-vous le brevet d’enseignement ?

Abdelhakim Hammami l’avait oublié, lui aussi, en cours de route. Sans ce brevet, il ne peut pas enseigner au secondaire. Et pour l’obtenir, c’est beaucoup plus compliqué qu’au moment de son arrivée au Québec.

Il doit s’inscrire à la « maîtrise qualifiante », programme de 60 crédits qui s’adresse à des immigrants ayant obtenu leurs diplômes à l’étranger, ou encore à des bacheliers voulant orienter leur carrière en enseignement.

Vingt cours à temps partiel, étalés sur quatre ans.

M. Hammami a 49 ans. Trois enfants. Des dettes de scolarité de 39 500 $. « À la fin de cette maîtrise qualifiante, j’aurai 53 ans. Et encore plus de dettes. »

Il ne peut plus se permettre de retourner sur les bancs d’école. Alors, il sillonne les rues de Montréal en taxi, du matin au soir. Après avoir bordé ses enfants, il reprend le volant jusque tard dans la nuit.

« Ce que je vis, ce n’est pas une vie. J’existe. »

Parmi les chauffeurs, il connaît pas mal d’immigrants qualifiés qui ont accepté leur sort. Pas lui. « Moi, le business du taxi, c’était un dépannage, le temps que je trouve un emploi dans mon domaine. Je ne me voyais pas y rester indéfiniment. Je me disais : c’est une période passagère. »

Il commence à en douter.

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Voilà donc comment un prof qui a formé de futurs enseignants au secondaire se voit refuser un poste d’enseignant au secondaire.

C’est absurde.

Ça l’est d’autant quand on sait à quel point les commissions scolaires cherchent désespérément à combler la pénurie d’enseignants dans leurs écoles.

« Si vous me demandez la logique, je ne la sais pas, dit François Larose. Abdelhakim a fait ses études supérieures au Québec. Il a enseigné, il a même été directeur d’école. Il a toutes les qualités du monde pour être le meilleur enseignant. »

Le problème, dit-il, c’est que « le système se sacre pas mal de ces considérations individuelles » et ne laisse aucune marge de manœuvre aux directions d’école pour combler leurs besoins.

En avril, le ministre de l’Éducation, Jean-François Roberge, a bien promis des assouplissements pour contrer la pénurie d’enseignants. Pas question, toutefois, de niveler par le bas en charcutant le programme de maîtrise qualifiante.

Dans le cas de M. Hammami, on ne peut certainement pas parler de nivellement par le bas. Au contraire. La table du Tim Hortons où il m’a donné rendez-vous est couverte de lettres de recommandation qui vantent sa « rigueur », son « assiduité » et son « professionnalisme »…

Il n’a pas perdu espoir. Pas entièrement. Il sait qu’on a besoin de lui ailleurs qu’au volant d’un taxi.

« J’ai sacrifié 11 ans de ma vie pour obtenir mon diplôme. Ce n’est pas pour l’encadrer et l’afficher au mur. C’est pour travailler. »