Pour la première fois dans l’histoire du Québec, les religions parlent d’une même voix, à la suite de la création d’une Table interreligieuse de concertation. Plus jamais une minorité religieuse ne se trouvera « isolée » dans le débat public comme au début de la pandémie, disent les leaders des communautés musulmanes, chrétiennes et juives.

Des leaders religieux unis par la pandémie

Les leaders religieux se sont sentis incompris et oubliés au début de la pandémie, ce qui les a incités à s’unir pour faire valoir leurs droits auprès du très laïque gouvernement Legault. Ils se réjouissent aujourd’hui d’entendre le premier ministre parler du culte comme d’un quasi-« service essentiel », mais ils gardent le cap sur la défense du droit des croyants.

Pour discuter de cette alliance inusitée, La Presse a réuni trois membres de la Table interreligieuse de concertation dans l’enceinte de l’oratoire Saint-Joseph du mont Royal, qui reçoit normalement près de 2 millions de visiteurs par année. Comme les autres lieux de culte, il a dû fermer en raison de la pandémie. Jamais ses portes n’ont été closes aussi longtemps. Il faut remonter à la pandémie de grippe espagnole en 1918 pour trouver un parallèle.

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

Des fidèles catholiques dans la crypte de l’oratoire Saint-Joseph, à Montréal

Pendant l’entrevue, le père Michael DeLaney, recteur de l’Oratoire, est venu remercier les trois membres de la Table pour leur travail. Il leur a raconté comment la fermeture de Noël dernier avait été difficile pour lui, un sentiment qui trouve écho dans toutes les confessions qui ont dû renoncer à leurs fêtes religieuses.

« Nous avons tenu pour acquis que les mosquées, les synagogues et les églises seraient toujours ouvertes. Mais en mars 2020, une partie essentielle de notre vie, un élément central de notre identité, nous a été prise. Ça fait mal de fermer les portes d’une église, d’une synagogue ou d’une mosquée. C’est douloureux », souligne le rabbin Reuben Poupko.

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

L’imam Hassan Guillet, Mgr Pierre Murray et le rabbin Reuben Poupko

« Au début, en mars, en avril, en mai, il y avait une plus grande acceptation des restrictions. Mais alors que les mois se sont succédé, la réalité est devenue claire. Plusieurs d’entre nous ont senti que la place de la religion au Québec n’a pas vraiment été pleinement appréciée par le gouvernement. Et je suis diplomate », ajoute-t-il.

Lieux de culte et débits de boisson

C’est cette incompréhension qui est à l’origine de la Table interreligieuse de concertation. En mai 2020, le Québec commence à rouvrir après une première vague meurtrière de COVID-19. Impatiente d’accueillir ses fidèles, l’Église catholique désespère. Les lieux de culte sont absents du vocabulaire du gouvernement Legault.

« Nous n’étions jamais mentionnés, nous n’apparaissions jamais sur les listes. On était en dernier, avec les bars, sans date, sans perspectives », raconte Pierre Murray, secrétaire général de l’Assemblée des évêques.

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

Mgr Pierre Murray

Mgr Murray, l’un des prêtres responsables de la messe télévisée Le jour du Seigneur, reçoit le mandat de réunir des gens « de toutes sortes de confessions ». Son plan fonctionne : il trouve une quinzaine de représentants. Il réalise assez rapidement qu’il n’y a pas que les catholiques qui sont offensés d’être relégués dans le même groupe que les débits de boisson, alors que les croyants patientent pour exercer un droit fondamental.

« C’était une situation très difficile pour nous tous. Disons que la COVID-19 nous a donné un citron, et on a fait de la limonade avec. Tous les groupes avaient le même défi. Il fallait qu’on travaille ensemble pour servir nos communautés. Et ensemble, notre voix porte beaucoup plus. On a réalisé que beaucoup de choses nous rapprochaient », souligne l’imam Hassan Guillet.

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

L’imam Hassan Guillet

Le problème principal : une incompréhension totale du phénomène religieux par le gouvernement et la Santé publique. La Table doit expliquer que la religion, ce n’est pas comme une salle de spectacle, un aréna ou un cinéma. Ce n’est pas un divertissement, mais une source de sens et une communauté.

Debout près des bancs d’église, à l’intérieur de la basilique de l’Oratoire, où les fidèles se réunissent et les touristes viennent observer, la discussion s’anime.

Pierre Murray : « Les gens ne comprenaient pas ce qu’on faisait dans un lieu de culte. »

Reuben Poupko : « C’était clair avec nos conversations avec le gouvernement que la dernière fois qu’ils étaient allés à l’église, ils étaient enfants, et c’était rempli à Noël. »

Hassan Guillet : « Et ils étaient forcés par leur grand-mère. Ce sont de mauvais souvenirs pour eux [rires]. »

Reuben Poupko : « Ils ont associé la religion et les personnes âgées. Ils pensaient que c’était plus dangereux. Si vous venez voir ma synagogue, ou les églises et les mosquées de Montréal, c’est différent. Il y a autant de poussettes que de marchettes. »

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

Le rabbin Reuben Poupko

Mais ils sont comme n’importe qui, ils jugent le monde avec le prisme de leur propre expérience. L’église, ça veut dire leur grand-mère, et c’est tout.

Reuben Poupko, rabbin

Pour les catholiques, c’est aussi un face-à-face avec la réalité : malgré la prépondérance de cette religion dans la société québécoise, il n’y a aucune communication avec le gouvernement. « Nos membres nous disaient : “Dites-lui, au gouvernement [de rouvrir].” Comme s’il allait nous écouter. On n’est plus à l’époque de Louis-Alexandre Taschereau, qui ne prenait aucune décision sans écouter les évêques. Ç’a été une prise de conscience que cette période de chrétienté est terminée, et que le ressentiment et l’incompréhension des Québécois catholiques vis-à-vis de leur église, ça a percolé chez nos amis musulmans, juifs et protestants, et ils en paient le prix », dit Mgr Murray.

Sortie publique

La création de la Table permet un premier contact avec le gouvernement. Un fonctionnaire leur est attitré, mais il n’a pas de pouvoir décisionnel. En novembre 2020, excédée, la Table organise une sortie publique. Ce sont les évêques catholiques qui porteront le ballon.

On est le grand groupe. On peut juste nous reprocher d’être catholiques, on ne peut pas nous reprocher d’être étrangers, de parler une autre langue, avec un rite religieux qui n’est pas d’ici.

Mgr Pierre Murray

Ils accusent le gouvernement Legault de les ignorer. La sortie fait bouger les choses : une rencontre sera organisée au bureau du premier ministre au début du mois de décembre.

La Table veut se rendre utile. Les leaders religieux communiquent les mesures sanitaires à leurs membres, et les encouragent à se faire vacciner. « Nos gens nous écoutent religieusement », lance Hassan Guillet.

Elle sert également de point de contact entre les autorités et les lieux de culte récalcitrants. « Parfois, je me faisais appeler tard le soir par les policiers. “Connaissez-vous le leader de tel groupe religieux ?” J’appelais mes contacts chez les évangéliques, par exemple, pour trouver le pasteur qui ne respectait pas les règles », explique Pierre Murray.

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

Mais cette réalité est lente à s’enraciner. En novembre 2021, le gouvernement brasse les cartes au ministère de la Santé. La Table a de nouveaux interlocuteurs, et doit encore une fois s’expliquer.

« À un moment donné, je leur dis : “Vous savez, nous ne faisons pas que prier. Nous donnons des paniers de nourriture. Nous écoutons des gens désespérés. Nous leur apportons un confort. Il y a des gens qui sont premiers immigrants qui sont chrétiens, musulmans ou juifs. Où vont-ils prendre leurs repères ? Nous, on va leur donner ça, car ils ont confiance en nous.” J’ai vu dans le visage de mon interlocutrice que sa perception changeait », indique Mgr Murray.

Le tabou de la loi 21

Lors des rencontres entre les leaders religieux et le gouvernement, un sujet était tabou : la loi 21 sur la laïcité de l’État. Or, avec la pandémie, un débat sous-jacent a refait surface. Quelle place la religion doit-elle avoir dans la sphère publique ?

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

Mgr Pierre Murray : « En ne parlant pas de la loi 21, on a pu montrer [aux autorités] que les groupes religieux ont un rapport important à la communauté. »

« À la table, on a choisi de ne pas parler de ça. On connaît la situation, on sait que ça ne changera pas. Quand on a rencontré M. Legault, lui-même, en rentrant, il nous a dit : “La loi 21 n’est pas discutable.” Il y avait une entente tacite : on ne parle pas de ça », raconte l’imam Hassan Guillet.

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

L’imam Hassan Guillet

Le secrétaire général de l’Assemblée des évêques catholiques du Québec, Mgr Pierre Murray, renchérit : « Ça faisait un peu notre affaire de ne pas en parler parce que ça nous permettait de présenter les groupes religieux d’une façon différente. »

Il croit que les débats sur la loi 21 et sur la Charte des valeurs ont eu pour effet de « retirer tous les groupes religieux de l’espace public ». « En ne parlant pas de la loi 21, on a pu montrer [aux autorités] que les groupes religieux ont un rapport important à la communauté », souligne-t-il.

Pour eux, la pandémie a servi de leçon : 1,2 million de Québécois fréquentent un lieu de culte au moins une fois par mois, et 600 000, une fois par semaine, soulignent-ils. Et pourtant, on n’entend pas beaucoup parler d’eux.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

L’intérieur de la Bagg Street Shul, synagogue orthodoxe rue Bagg à Montréal

« Si le gouvernement avait eu une vision plus large de la vie religieuse, il aurait pu nous voir comme des partenaires », souligne le rabbin Reuben Poupko.

Hassan Guillet renchérit : « Ça a pris du temps avant qu’ils comprennent qu’on pouvait les aider. »

Vaccination, communication avec les personnes récemment immigrées et les personnes âgées seules : les leaders religieux peuvent entrer plus facilement en contact avec certains types de population que des agents de la Santé publique, par exemple.

En janvier dernier, leur discours a fini par résonner, et François Legault ne les a pas oubliés. « Il y a encore beaucoup de Québécois pour qui c’est presque un service essentiel d’aller à la messe dans une église le dimanche », a-t-il dit en conférence de presse.

Selon Pierre Murray, cette déclaration est « le fruit de tous [les] efforts » de la Table, même s’il reste « beaucoup » de travail à faire. « L’activité religieuse, ce n’est pas la même chose que d’aller au centre commercial. Il n’y a pas de protection pour le magasinage dans la Déclaration universelle des droits de l’homme. Mais pour le gouvernement, ça semble être difficile de comprendre qu’il y a peut-être une raison derrière ça », explique-t-il.

PHOTO ARCHIVES LA PRESSE

Intérieur d’une mosquée de Montréal, l’été dernier

Le pasteur Louis Bourque est directeur général de l’Association d’églises baptistes évangéliques du Québec et participe aux travaux de la Table. Il la voit comme étant une nouvelle « force politique ». « Ce qui nous unit, c’est la conviction d’une réalité spirituelle. On se comprend entre nous. »

Cette table, elle a été créée pour de bon. Les vrais enjeux sont devant nous. Anciennement, la Charte des droits protégeait les droits religieux. Mais on réalise qu’elle nous protège de moins en moins.

Louis Bourque, directeur général de l’Association d’églises baptistes évangéliques du Québec

La Table continuera donc d’exister bien après la pandémie. « On doit être capables de parler d’une seule voix pour exprimer nos inquiétudes et nos demandes. Sur le respect de la vie religieuse et des accommodements, par exemple, on est plus forts avec une seule voix. Aucun d’entre nous ne devrait plus se sentir isolé à ce sujet », conclut Reuben Poupko.

Un sentiment d’injustice croissant

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

L’église Sainte-Catherine-Labouré, à LaSalle

Mars 2020

La pandémie de coronavirus frappe. Les lieux de culte sont fermés, certains pour la première fois.

Septembre 2020

PHOTO ARCHIVES LA PRESSE

Gérald Cyprien Lacroix, archevêque de Québec

L’archevêque de Québec, Gérald Cyprien Lacroix, s’indigne de la politique sanitaire du gouvernement. Les lieux de culte ne pouvaient alors pas accueillir plus de 25 personnes, comme les bars, alors que les salles de spectacle et de cinéma pouvaient accueillir 250 personnes. « On nous a mis passablement dans la catégorie des bars et des lieux qui vendaient de l’alcool, alors qu’on ne vend rien de ça. »

Novembre 2020

Les évêques catholiques dénoncent le manque d’écoute du gouvernement.

Décembre 2020

Les représentants de la Table interreligieuse rencontrent le premier ministre François Legault.

Mars 2021

PHOTO ERICK LABBÉ, ARCHIVES LE SOLEIL

Reprise des spectacles en salle en mars 2021. Ici, Roch Voisine au Capitole de Québec.

La Table s’indigne de nouveau d’un traitement qu’elle juge inéquitable : les leaders religieux sont « renversés d’apprendre qu’à partir du 26 mars, en zone rouge, une salle de spectacle pourrait accueillir jusqu’à 250 personnes, soit 10 fois plus qu’un lieu de culte, et ce, quelle que soit la taille de ce dernier ».

Janvier 2022

La Table demande la levée du passeport vaccinal dans les lieux de culte, qui provoque un « malaise profond face à l’imposition du passeport vaccinal à l’entrée de ces lieux essentiels, dont la mission implique l’accueil inconditionnel ».

25 janvier 2022

PHOTO GRAHAM HUGHES, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Le premier ministre François Legault, le
 25 janvier dernier

Le premier ministre François Legault reconnaît, aux yeux de la Table, le caractère particulier des lieux de culte : « L’autre activité qui est importante, il ne faut pas sous-estimer ça pour plusieurs Québécois, c’est la fréquentation des lieux de culte. Encore beaucoup de Québécois pour qui c’est presque un service essentiel d’aller à la messe dans une église le dimanche. »

Les religions au Québec

  • Christianisme : 82,2 %
  • Islam : 3,1 %
  • Judaïsme : 1,1 %
  • Bouddhisme : 0,7 %
  • Sans religion : 12,1 %

Source : Statistique Canada (2011)

En savoir plus
  • 1,2 million
    Nombre de Québécois qui fréquentent un lieu de culte au moins une fois par mois
    Source : Statistique Canada (2021)