Pendant des semaines, en mars et en avril 2020, le Québécois Guy Joly s’est démené pour prévenir le gouvernement que la crise dans les CHSLD était grave. Puis, subitement, le 18 avril, il est mort en allant faire son jogging matinal.

« Il avait vécu un stress tellement grand… Pour lui, c’était épouvantable, ce qui se passait », raconte celle qui a été sa femme pendant 47 ans, Régina Lavoie.

M. Joly était vice-président de l’Association des établissements privés conventionnés (AEPC) quand la pandémie a frappé. Cette association représente 57 CHSLD à travers la province. M. Joly travaillait dans ce milieu depuis 35 ans.

Dès mars 2020, l’AEPC reçoit des tonnes d’appels de ses membres qui s’inquiètent de l’arrivée du virus. Rapidement, l’organisme sonne l’alarme. Le 19 mars, la directrice générale, Annick Lavoie (aucun lien de parenté avec Régina Lavoie), écrit au ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) pour dénoncer le manque d’équipement de protection individuelle (EPI), révéleront des documents déposés dans le cadre de l’enquête publique du coroner qui s’est penchée sur les décès survenus en CHSLD durant la première vague de la pandémie.

Le 3 avril 2020, soit une semaine avant que n’éclate le scandale du CHSLD Herron, M. Joly participe à une rencontre avec des représentants du MSSS, dont la sous-ministre adjointe Natalie Rosebush. Déjà, plus de 400 milieux de vie pour aînés comptent des cas de COVID-19.

À plusieurs reprises, M. Joly affirme que la situation est précaire dans plusieurs CHSLD privés conventionnés de la province, « qui ont perdu 30 % de leur personnel », peut-on lire dans un compte rendu intégral de la rencontre déposé dans le cadre de l’enquête de la coroner.

Durant l’entretien, M. Joly demande que les admissions de nouveaux patients dans les CHSLD en crise soient suspendues. En mars 2020, pour libérer des lits dans les hôpitaux, environ 1000 patients âgés soignés dans les hôpitaux avaient été transportés dans des CHSLD. Québec craignait un afflux massif de patients dans les hôpitaux à cause de la COVID-19. M. Joly voulait mettre fin à ces transferts. Il dénonçait aussi le fait que les CHSLD ne pouvaient plus, sauf rares exceptions, transférer leurs patients dans les hôpitaux à la demande de Québec.

« On est dans une situation particulière, il me semble. On nous demande de garder les personnes atteintes, de ne pas les transférer, alors qu’a priori il y aurait 400 lits d’hôpital occupés sur les 5000 de disponibles avec les équipements nécessaires… Alors que nous autres, là où c’est infecté, on n’a pas de personnel, pas d’EPI… Il me semble que c’est un non-sens de continuer à faire des admissions », plaide M. Joly le 3 avril. Il ajoute craindre une propagation « qui va se multiplier de façon exponentielle ».

Devant ces récriminations, les représentants du Ministère invitent les CHSLD à gérer ces situations avec les CISSS et CIUSSS de leur territoire. Mais M. Joly réplique que plusieurs CISSS « ne sont pas capables de nous aider ». Malgré ces avertissements, ce n’est que le 8 avril que les transferts de patients des hôpitaux vers les CHSLD seront suspendus.

Annick Lavoie se souvient que M. Joly « prenait à cœur » le dossier : « Pour lui, les personnes âgées, c’était sa vie. C’était incroyable, ce qui se passait, pour lui. »

Une lettre au premier ministre

Dans les premières semaines d’avril 2020, les CHSLD du Québec sont frappés de plein fouet par la COVID-19.

Plein de CHSLD lui téléphonaient [à Guy Joly] pour dire que ça n’allait pas. Il vivait beaucoup de stress. Surtout, il vivait de l’impuissance.

Régina Lavoie, femme de Guy Joly

Le 17 avril, plus de la moitié des 688 décès COVID enregistrés au Québec sont survenus en CHSLD. Ce jour-là, M. Joly reçoit avec effroi une nouvelle directive du ministère de la Santé et des Services sociaux disant que dès que deux résidants ou plus sont déclarés positifs au sein d’une même unité dans un CHSLD, ils ne sont plus isolés en zone rouge ; les autres résidants de l’unité ne sont plus testés et toute l’unité est considérée comme une zone chaude. « Pour Guy, c’était une décision qui allait accélérer le drame dans les CHSLD », relate Régina Lavoie. « On avait l’impression que ça condamnait tout le monde. Il était au désespoir. Il disait : “Ils ne nous écoutent pas” », ajoute Annick Lavoie.

Ce jour-là, M. Joly est atterré. « Il n’était plus lui-même », dit sa femme. Son mari est dans un « état second ». Son désarroi est tel que Régina Lavoie ne sait plus quoi faire pour l’aider. Elle lui suggère d’écrire au premier ministre. « Je pensais que ça allait lui apporter un baume », dit-elle.

Vers 21 h, Guy Joly s’installe à son ordinateur et écrit à François Legault. Il célèbre d’abord le « travail exceptionnel » du premier ministre. Il poursuit en disant qu’il veut le « prévenir que l’hécatombe risque de se poursuivre » si on applique la dernière directive du MSSS. Celle-ci « va favoriser la propagation du virus aux 25 à 30 autres résidants de l’unité. Ça va accroître le nombre de décès conséquemment », écrit M. Joly, qui parle d’une décision qui se prend « au détriment de nos personnes les plus vulnérables ». « Le personnel est inquiet de voir mourir un grand nombre de résidants si on adopte cette nouvelle directive. Il faut vivre sur le terrain pour voir le désarroi de nos anges gardiens », écrit-il.

Après avoir rédigé ce message, M. Joly va se coucher. Le lendemain, il est debout de bonne heure pour consulter ses courriels, raconte sa femme. L’homme de 70 ans va ensuite faire son jogging matinal, comme il le fait depuis 40 ans. Il n’en reviendra jamais.

M. Joly sera retrouvé un peu avant 9 h, effondré dans la rue. Son décès sera constaté à l’hôpital de Sainte-Agathe-des-Monts. Dans le rapport du coroner Steeve Poisson, qui s’est penché sur le décès de M. Joly, on peut lire que « selon ses proches, M. Joly courait presque tous les jours et il faisait beaucoup de sport. Outre de l’hypertension, il n’avait pas de problème de santé connu. Toutefois, les derniers jours, il vivait beaucoup de stress en raison de son poste au sein de l’Association des établissements privés conventionnés pour personnes âgées dans le contexte de la COVID-19 ». Le coroner conclut à une mort naturelle liée à une « ischémie cardiaque ou une arythmie fatale ».

« Ça fait 40 ans qu’il fait de la course. Il a fait des marathons. Il faisait du ski alpin, du ski de fond… On m’a parlé du syndrome de takotsubo ou “maladie du cœur brisé”. Et je pense que ça reflète bien ce qu’il a vécu, dit Mme Lavoie […] Il dénonçait depuis des semaines la situation dans les CHSLD. Imaginez le 18 avril : il était à bout. Ç’a été la cerise de trop sur le sundae. » Mme Lavoie raconte aussi qu’au moment précis de son décès, Guy Joly écoutait la radio et on revenait sur les évènements survenus au CHSLD Herron.

Depuis deux ans, Mme Lavoie se remet de la perte de son mari, qui avait deux enfants et quatre petits-enfants. Un homme avec qui elle avait une « belle complicité ». Rien ne pourra ramener son mari. Mais elle espère que le gouvernement tirera des leçons de drame survenu en CHSLD (5060 personnes y sont mortes durant les deux premières vagues de la pandémie). « J’espère qu’ils vont avouer à un moment donné qu’ils ont échoué. On aurait pu faire mieux et plus vite », dit-elle. Selon Mme Lavoie, l’objectif n’est pas de blâmer des individus. « Mais il faut comprendre. Pour que ça ne se reproduise pas », dit-elle.

Le syndrome du cœur brisé

Urgentologue à l’Institut de cardiologie de Montréal, le DAlain Vadeboncœur explique que le syndrome de takotsubo est « rare » et ressemble essentiellement à un infarctus, mais sans blocage aigu. Les personnes qui en sont atteintes sont le plus souvent des femmes dans la quarantaine qui vivent un épisode de stress aigu. Le syndrome tire son nom du mot japonais takotsubo, qui désigne un piège à pieuvre ayant la forme d’une amphore. Le cœur des patients atteints du syndrome se déforme légèrement pour prendre une telle forme. Sans commenter spécifiquement le dossier de M. Joly, le DVadeboncœur explique que pour un homme plus avancé en âge ne présentant pas de facteur de risque, la cause « la plus probable » de décès lors d’un effort reste « l’infarctus classique avec blocage ». Le stress est un facteur de risque à long terme pour les infarctus.